A l’heure où le militantisme fait vendre

Mai 2018. L’occasion pour beaucoup de marquer le cinquantième anniversaire de mai 1968. Alors que les responsables politiques hésitent à commémorer cette période majeure de remises en causes des codes dominants, force est de constater que des luttes politiques d’autrefois, de subtils commerçants en ont fait des biens de consommations d’aujourd’hui. Les entreprises vous permettent alors d’acheter vos propres aspirations politiques et sociales.

Honorer ou rejeter, le choix semble épineux pour les femmes et hommes politiques de tous bords quand il s’agit de se positionner face au tournant sociétal évident que fut mai 1968 en France. Porteuse de luttes politiques inédites, la période est difficile à revendiquer pour les partis de gouvernement, même les plus progressistes théoriquement en phase avec les idéaux des manifestants d’alors, tant elle a été imprévisible et indécise, contraire au déroulement du jeu démocratique traditionnel. Les acteurs principaux de l’époque, les figures militantes principales, ne font pas exception à la règle, alors qu’ils occupent des places aujourd’hui extrêmement variées, parfois paradoxales, au sein de l’échiquier idéologique du pays : de l’extrême gauche aux néo-conservateurs.

Assez prompt à vouloir célébrer mai 68 à l’heure de la campagne présidentielle, le président Emmanuel Macron semble d’ailleurs, pour sa part, beaucoup moins enclin à inscrire cette date sur le calendrier des célébrations communes désormais, tant les contestations face à sa propre politique et sa manière de gouverner se multiplient et s’enracinent en France. Honorer l’esprit de rupture, moins les aspirations sociales et leurs profondes significations, ne garder ainsi que la forme en se détachant du fond, serait bien malvenu.[1]

Comme toujours, le temps ne garde que les vagues idées et permet à tout le monde de se réclamer d’un mouvement en ne se basant que sur les éléments servant ses intérêts du moment. Faire le choix de commémorer, c’est construire sa propre identité, chacun pouvant se rattacher à l’héritage qu’il désire.

Postmodernisme peut-être, néolibéralisme sûrement, il est alors un acteur qui hésite peu quand il s’agit de mettre ostentatoirement en avant des luttes politiques et sociales passées : le secteur privé et marchand. A rebours d’une réelle commémoration, c’est une forme d’instrumentalisation qu’opèrent les grandes marques et autres boites de production, ne cessant de s’approprier une symbolique contestataire pouvant s’avérer lucrative.

L’objectif est toujours de vendre aux citoyens consommateurs leurs propres désirs de changement, dévoyant indubitablement le message politique initial, le vidant de sa substance. Les anciennes revendications deviennent des slogans commerciaux, les figures contestataires traditionnelles intègrent l’imaginaire d’une « pop-culture », d’une culture de masse. Quand les aspirations politiques et sociales rencontrent les intérêts marchands, les premières cèdent cependant le pas devant les seconds.

Une reprise de l’imaginaire contestataire :

L’imaginaire révolutionnaire, résistant ou contestataire fait incontestablement vendre, que ce soit dans la mode, l’art, les productions audiovisuelles de masse ou même la décoration d’intérieure. Tous les secteurs sont concernés par ce phénomène. Les grandes entreprises savent pertinemment que surfer sur les luttes passées, leurs héros romantiques (parfois romancés) et leurs symboles est efficace pour offrir aux consommateurs les marqueurs identitaires qu’ils recherchent ou pensent rechercher.

Les exemples abondent et il serait impossible de prétendre à l’exhaustivité. Qui n’a jamais vu reproduite la célèbre photographie El guerillero heroico mettant en scène l’argentin Ernesto « Che » Guevara, figure révolutionnaire majeure de la deuxième moitié du XXème siècle en Amérique latine ? Cette illustration romantique prise en 1960 par le cubain Alberto Korda a été reprise ad nauseam, imprimée sur de nombreux objets commercialisés depuis.[2] Sous couvert d’une liberté créative revendiquée, la « pop-culture » se permet toutes les récupérations, puisant dans l’imaginaire de l’antifascisme, de l’anticolonialisme, du communisme ou même encore de l’anarchisme. Assez paradoxale.

Une autre illustration significative et récente de ce phénomène est la reprise du chant antifasciste italien Bella Ciao par une série télévisée à très grand succès. L’hymne à la résistance, dont les paroles furent rédigées au cours de la Seconde guerre mondiale, s’est aisément greffé à un bien culturel de masse, une série diffusée dans le monde entier, brouillant pour beaucoup sa réelle généalogie et signification. Nombre de figures politiques et militantes ainsi que des éléments culturels contestataires sont ainsi magnifiés, l’héritage est monétisé car intégré à des produits destinés avant tout à être vendus.

La création de biens de consommation :

Étrange mouvement finalement que celui voyant l’action politique au sens le plus pur devenir après quelques années un banal support pour la création de biens de consommation hautement désidéologisés, politiquement ternes. Le but de ces produits reprenant l’imaginaire contestataire n’est aucunement de diffuser une idéologie particulière, pas même plus prosaïquement de financer sa défense, mais un simple objectif mercantile, une recherche de profits. Le monde du citoyen et militant, de l’espace public dans les termes de la politologue américaine Hannah Arendt, se fond peu à peu dans celui de l’espace privé, celui du simple consommateur.[3]

Les grandes marques et boîtes de productions intègrent lentement les sous-cultures ou contre-cultures au sein de la culture dominante. L’art urbain ou street art est un autre exemple sensible. Les artistes les plus connus ou reconnus se voient aujourd’hui régulièrement dépossédés de leurs créations, alors même que l’idée à la base du mouvement artistique était celle d’une non-possession liée à une éphémérité. Les œuvres de rue, souvent teintées de messages politiques, deviennent des biens côtés et commercialisés, servant parfois de modèles pour la création de produits dérivés hautement lucratifs. De la contestation à la marchandisation, les peintures échappent à leurs auteurs, volontairement ou non, et font rentrer dans le conformisme marchand des objets et productions qui n’y étaient pas destinées originellement.[4]

L’imaginaire contestataire sert de vitrine, de faire-valoir hautement romantique, pour un commerce finalement très conformiste. Figure anticapitaliste et antiimpérialiste certainement la plus connue, Ernesto « Che » Guevara a en effet vu son image se diffuser par le processus capitaliste le plus typique, si bien que les générations nées après sa mort ont principalement découvert son visage via la photographie instrumentalisée précédemment mentionnée.

Une fois encore, d’aucuns affirmeront que la « pop-culture » et ses biens de consommations attenants ont l’avantage de diffuser massivement des figures et symboles passés qui risquaient de toute façon de tomber en décrépitude sans cela. Le sempiternel argument fourretout d’une démocratisation des idées politiques par leur diffusion de masse déjà évoquée dans un article précédent est cependant fortement contestable.[5] « Les produits endoctrinent et conditionnent ; ils façonnent une fausse conscience insensible à ce qu’elle a de faux. »[6] La démocratisation par la multiplication est illusoire, dans la mesure où les biens culturels de masse ne permettent aucunement une réflexion politique éclairée.

La perte de sens politique :

Ce n’est plus un message politique qui se diffuse avec les biens de consommation, mais un simple objet matériel. La tendance à faire rentrer dans le moule tout ce qui peut être momentanément digressif ou novateur vide le militantisme de sa substance, en dévoie les intérêts originels. Selon une forme commune de cycle de vie, un symbole politique perd de son pouvoir dès qu’il est récupéré par le système marchand, ce dernier ayant bien peu d’intérêt au changement sociétal.

Qui serait assez naïf pour croire que l’objectif prioritaire de ces grandes marques et sociétés de production est le même que celui des militants des droits humains, féministes, antiracistes ou d’autres encore dont ils reprennent les codes ? Intégrer dans le cadre c’est exclure l’imprévisibilité et donc désamorcer de possibles évolutions. Les luttes sociales sont réutilisées comme des moyens, plus comme des fins, les vidant de leur réalité.

Les objets commercialisés à grande échelle, produits dérivés, deviennent des marqueurs sociaux, identitaires, permettant au mieux à un individu de se définir lui-même.[7] Dans une période de glorification permanente de l’individualité et de ses multiples choix de vies, alors que les individus sont sans cesse convaincus que l’innovation et l’épanouissement personnel passe par un rejet des conventions passées, une rupture face aux règles établies, le romantisme de l’anticonformisme et des mouvements contestataires du passés est un habit qu’il est possible de se procurer à faible coût d’opportunité : il suffit de l’acheter. Tout doit paraitre choix, mais le choix est-il encore réellement possible pour les citoyens ?  Si sortir des « sentiers battus » devient vertu, la société ne le permet malheureusement que modestement en réalité.

La reformation d’un anticonformisme très conformiste :

L’exemple de l’instrumentalisation de luttes politiques passées à des fins commerciales montre à quel point la société moderne, néolibérale et individualiste, accepte peu un anticonformisme qu’elle revendique et exalte pourtant. Le sociologue allemand Norbert Elias a limpidement démontré la difficulté d’adopter un comportement différent de la norme, réellement individuel, dans une société pourtant hautement individualiste. Comme les pensées non communicables n’ont aucune signification selon l’auteur, les individus sont forcément obligés de se mouvoir dans un espace déterminé et limité.[8]

Adopter un comportement politique différent est bien entendu envisageable, mais il ne peut s’écarter trop fortement d’une norme communément admise. Au-delà de cette barrière théorique, le refus du conformisme serait compris comme une « impuissance » ou une « névrose » par le reste des individus : l’anticonformisme réel serait rejeté, faute de compréhension par les pairs. Seule peut finalement émerger une déviance limitée face à une ligne majoritaire, qui se retrouve dans les figures ambivalentes des « chanteurs rebelles » qui ne le sont pas ou autres « acteurs défiant les codes d’Hollywood » bien qu’acceptant ses règles communes.[9]

Cultivant eux-aussi un imaginaire contestataire artificiel, ils prennent toujours le soin de se borner à un espace limité. Il faut choquer à l’intérieur du moule, car sortir du cadre fixe poserait le risque inenvisageable d’être disqualifié, plus adapté à un public large. Règne ainsi la pseudo-individualité qui magnifie le conformisme par un écart minime avec celui-ci. « La liberté en vitrine, à titre décoratif, mais l’Ordre chez soi, à titre constitutif » disait congrûment Roland Barthes.[10]

Recréer un desideratum militant :

Ainsi, la jonction entre un imaginaire contestataire et une réalité marchande semble avoir fait émerger de « faux rebelles », portés par les biens de consommations qu’ils arborent, et de vrais commerçants biens décidés à les diffuser à grande échelle. Les luttes politiques passées deviennent en quelques sortes des mythifications intégrant la « pop-culture », celle-ci tentant sans cesse de prendre les formes d’une réelle culture populaire.

La culture de masse ne peut cependant remplacer une réelle éducation et sensibilisation à des problématiques politiques et sociales concrètes. Le militantisme d’autrefois n’est nécessairement pas celui d’aujourd’hui, les circonstances ont évolué, mais les combats d’antan méritent mieux qu’une simple réapparition sur des t-shirts et des porte-clés distribués en masse.  Renverser la tendance, refaire des moyens la fin, des symboles passés des modèles du présent et arrêter d’habiller les causes légitimes de vêtements incolores, vides de sens. ​

« Ainsi le droit à la non-conformité serait assuré, comme la marque d’une société libre ».[11]


[1] Belaich, C. (2018). Mai 68 : Macron ne s’interdit rien. Libération.

[2] L’Obs. (2015). PHOTO. Che Guevara mort il y a 50 ans : comment sa photo a fini sur nos t-shirts.

[3] Arendt, H. (1958). Condition de l’homme moderne.

[4] Manenti, B. (2017). Marques et street art : les noces rebelles. Nouvel Obs.

[5] Stein, A. (2018). La ruée vers l’or des temps modernes. Idées Hautes.

[6] Adorno, T. W., & Horkheimer, M. (1944). La dialectique de la raison.

[7] Serrell, M. (2018). #MeToo, la mode et l’indigestion politique. France Culture.

[8] Elias, N. (1987). La Société des individus.

[9] Ibid.

[10] Barthes, R. (1957). Mythologies.

[11] Polanyi, K. (1944). La Grande transformation.

Un commentaire sur “A l’heure où le militantisme fait vendre

  1. Rappelons que dans la même veine, quoique plus récente, l’appropriation marketing des valeurs « écologiques », « bio » ou « éthiques » semble suivre le même schema. Et apprendre à les déceler et à quantifier leur nuisance devient plus que jamais nécessaire pour qui souhaite conserver son intégrité.

    Par ailleurs, notons que l’histoire de la photo du Che est un polar à elle-seule : Bénéficiant d’une grande largesse dans l’application des droits d’auteurs pour sa diffusion sur des supports non légendés, mais continuant de susciter des passions quand à son utilisation accolée à un slogan commercial.

    Pour finir, quelques autres exemples de cette appropriation des luttes à des fins marketing :

    – Les campagnes de Sixt (location auto), qui se plait à détourner l’actualité politique en slogans publicitaires, en cherchant à utiliser l’indignation légitime que suscitent les scandales en impulsion d’achat : https://www.qwant.com/?q=sixt%20pub&t=images

    – On pourra bien entendu citer le regretté « Think Different » d’Apple, ou leur libre interprétation de 1984 d’Orwell pour leur promotion. La marque serait ici le dernier rempart contre l’obscurantisme. En terme de mégalo on a rarement excellé à ce point : https://www.youtube.com/watch?v=2zfqw8nhUwA et https://www.youtube.com/watch?v=cFEarBzelBs

    – Impossible enfin de ne pas penser à la lecture de cette article à cette pub pour Chanel impossible à éviter à l’heure des réclames au cinéma il y a quelque temps, et qui me dérangeait à chaque fois. La « disruptive » Lilly-Rose Depp (sic.) y agite une bannière en singeant l’attitude d’une manifestante engagée. Le message étant clair : Sortez du moule, soyez vous-même, parfumez-vous avec du Chanel… https://youtu.be/FTiRnFecFp4

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *