Qu’en est-il de la démocrature

Démocratures, démocraties illibérales ou encore justicialisme, les qualificatifs abondent pour désigner de singuliers phénomènes contemporains : des régimes politiques aux accents autoritaires soigneusement enrobés de coquilles démocratiques. Bien que certains auteurs eussent prédit la fin de l’histoire au début des années 1990, déclamant un triomphe éclatant de la démocratie libérale et ses principes, ces modèles opposés séduisent de plus en plus d’individus, y compris dans les pays occidentaux. L’histoire résiste à sa fin annoncée.

Avril 2018. Le Premier ministre sortant Viktor Orban et le Fidesz, le parti situé par beaucoup à l’extrême-droite de l’échiquier politique, remportent les élections législatives hongroises, assurant au dirigeant décrié un troisième mandat à la tête de cette démocratie d’Europe centrale. Une démocratie ? Tant au sein que hors du pays, de nombreux observateurs contestent cependant ce dénominatif ou tout du moins sa réalité effective. La Hongrie ne serait plus qu’une démocratie institutionnelle, de pure forme, tant le pouvoir est désormais centralisé et contrôlé par Orban et ses soutiens.

Emerge alors l’idée nouvelle de démocrature, néologisme journalistique aux contours peu définis, né d’une contraction évidente entre la vénérable « démocratie » et la redoutée « dictature ». « La guerre c’est la paix » écrivait l’auteur britannique Georges Orwell, pourquoi ne pas former un concept regroupant deux notions totalement antagonistes à première vue ?[1] Le premier à l’avoir fait fut le sociologue français Gérard Mermet dans un ouvrage publié en 1987. Les sciences politiques préfèreront surement le terme plus concret de démocraties illibérales pour qualifier ces Etats hybrides, mais la réalité reste la même.[2]

De nombreux régimes dans le monde, que ce soit en Europe centrale, au Moyen-Orient ou encore en Asie, cumulent en effet d’un côté l’architecture apparente et la rhétorique d’une démocratie moderne, de l’autre un exercice du pouvoir autoritaire et démesurément centralisé. La réalité n’est pas nouvelle au XXIème siècle, ce type de systèmes existait déjà au siècle précédent. Ce qui semble l’être tout de même, c’est l’attrait croissant – pour ne pas dire la fascination béate – pour ce type de fonctionnement politique dont font preuve de nombreux individus des démocraties libérales dans les pays d’Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord principalement.

A l’heure où le modèle démocratique, concrétisation supposée exemplaire de la souveraineté populaire doute, les régimes « post-démocratiques » engrangent une popularité inquiétante. Les idéologues et militants d’extrême-droite des régimes libéraux sont les principaux groupes à prendre les nouvelles démocratures comme modèles politiques, s’adjugeant très souvent eux-mêmes le titre de victimes oubliées d’une prétendue « dictature de la majorité » tocquevillienne.[3] Cet article tente d’expliquer les raisons essentielles de cet attrait inquiétant, tentant de démontrer une réactivation croissante d’anciennes « passions tristes » que les plus optimistes observateurs pensaient révolues.

Par-delà les élections :

« Gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple » selon l’aphorisme d’Abraham Lincoln maintes fois scandé, la démocratie fait incontestablement la part belle à la volonté populaire.[4] Ceci étant dit et communément accepté, elle n’a jamais été définie de manière claire et unanime, définitivement figée dans le marbre. La démocratie peut se définir soit par les institutions, un certain agencement des pouvoirs soit, plus philosophiquement, par l’idée abstraite et parfois fantasmée d’un pouvoir « du peuple », peu importe sa matérialisation concrète. Les deux définitions peuvent alors très bien ne pas se recouper et de cette ambiguïté nait directement la possibilité de démocraties illibérales : des régimes autoritaires ou en voie de le devenir prenant habilement soin d’affirmer leur idéal démocratique dans les préambules de leurs constitutions.

Tous les Etats qualifiés de démocratures, pour autant que ce terme soit une généralisation opérante, prennent toujours garde à conserver un régime électif compétitif et en apparence ouvert. Ils le revendiquent souvent plus que de raison, alors même qu’ils sont contrôlés par des personnalités singulières et invariables, personnages quasi-démiurges. Une forme de croyance métaphysique permet d’associer les bienfaits légitimant d’une concurrence ouverte pour le pouvoir politique à l’autorité forte d’un chef charismatique, d’un « grand homme » reconnu comme tel et secondé par un parti permettant d’agréger et regrouper les quelques autres personnalités qui comptent dans l’espace public.

Les démocraties illibérales sont des régimes incarnés, donc. Dans la continuité des démocraties populaires d’Europe de l’est de la seconde moitié du XXème siècle, elles présentent des similitudes de fonctionnement qui les unissent : centralisation à l’extrême du pouvoir par un contrôle sensible de l’accès aux positions administratives et aux communications de masse ou encore la réduction du spectre politique par la privatisation de la concurrence. Les élections pseudo-libres ne sont finalement que la partie émergée d’une compétition opérée bien plus en amont et dans le secret.

Une confusion entre pouvoir politique et puissance sociale :

Peu importe comment un Etat se définit lui-même. « La liberté humaine ne se mesure pas selon le choix qui est offert à l’individu, le seul facteur décisif pour la déterminer c’est ce que peut choisir l’individu et ce que choisit l’individu ».[5] Alors que le pouvoir politique au sein d’un pays ne se confond pas toujours avec la puissance sociale, la démocratie libérale fonctionne de manière stable quand ces deux réalités ne sont pas démesurément distinctes.[6] Un Etat démocratique dans lequel les syndicats et les associations auraient une puissance sociale plus importante que le gouvernement détenteur du pouvoir politique serait sans aucun doutes menacé d’instabilité. Au contraire, des dirigeants œuvrant dans un Etat dans lequel la « société civile » serait faible ou inexistante tendrait à avoir un pouvoir démesuré, autoritaire malgré de possibles élections réputées libres.

Dans les démocratures ou démocraties illibérales, les dirigeants politiques absorbent ainsi volontairement la puissance sociale pour ensuite être capables de revendiquer un pouvoir politique incontestable, populaire par nature. L’autoritarisme n’apparait pas nécessairement dans la falsification des élections, qui peuvent très bien être organisées de manière régulière selon les standards internationaux. Seulement, étant l’aboutissement d’un processus subtil et souvent long de concentration du pouvoir, le choix des citoyens n’est plus libre que de manière formelle. La compétition électorale n’est pas gage de respect des libertés et des droits fondamentaux. Définir la démocratie par la simple organisation d’élections est illusoire, car le contrôle social opéré en amont, défini dans un article précédent, joue un rôle crucial.[7]

Ainsi, il n’est pas rare que la participation électorale soit fortement encouragée ou forcée dans les démocratures. La légitimité des gouvernants, tant à l’intérieure du pays qu’en dehors, dépend hautement du plébiscite populaire. La vox populi doit parler, que ce soit pour contenter une opinion internationale exigeante (certaines organisations internationales conditionnent leur assistance politique et financière à des exigences démocratiques) ou pour faire vivre le mythe d’une popularité incontestée.

La « post-démocratie » ou la revendication d’un modèle présumé efficace :

Inconsciemment, les régimes illibéraux tentent de justifier leur vision démocratique alternative. L’argument récurrent est que la démocratie traditionnelle serait un régime faible par essence, car reposant sans cesse sur la confrontation des idées et des théories les plus diverses. Depuis la démocratie athénienne, cet agencement du pouvoir dans la cité serait bien celui du doute permanent. L’intérêt général se définit par compromis entre intérêts particuliers, qu’ils soient divergents ou même contraires, ce qui prend nécessairement du temps pour faire des réformes. Les procédures démocratiques seraient donc longues et fastidieuses selon ses détracteurs bien sûr.

Face à cela, les démocratures et autres démocraties illibérales sont réputées plus efficaces car pragmatiques, permettant une direction prétendument claire de la politique gouvernementale. Comme la compétition politique n’est qu’illusion dans ces démocraties tronquées, le pouvoir concentré permet de donner un cap distinct en apparence, quand bien même l’intérêt général prendrait la forme des intérêts particuliers du groupe ou parti au pouvoir. L’illusion fonctionne. Les régimes politiques tendant vers l’autoritarisme cultivent dans leur grande majorité un culte du volontarisme politique quasi-nietzschéen, souvent couplé à un anti-intellectualisme intéressé. Diriger, c’est faire preuve d’une volonté de puissance justifiée dans l’idiosyncrasie autoritaire, forcément contraire aux procédures démocratiques traditionnelles.

Par ailleurs, « le langage des intérêts semble, de plus en plus, être le seul langage que le candidat ose parler » dans les pays occidentaux, tandis que les dirigeants des régimes illibéraux « parlent tout autant un langage idéaliste et héroïque que le langage de l’intérêt » selon le politologue français Raymond Aron.[8] Quand les démocraties libérales et industrialisées sont accusées de faire seulement la part belle aux problématiques économiques – tant par les penseurs marxistes qu’antilibéraux d’ailleurs – les démocratures souhaitent par divers moyens réinstaurer un système de valeurs particulier : réécrire le roman national, comme expliqué dans la suite de l’article.

L’exaltation d’une esthétique nationaliste :

Tout est en effet question de mythologie en régime illibéral, pour reprendre la phraséologie de Roland Barthes.[9] Grâce à des personnalités politiques jugées fortes ou charismatiques, dont l’aura est artificiellement renforcée par un système électif proche du plébiscite, les modèles post-démocratiques tentent toujours de glorifier un partagé culturel commun à la nation, un imaginaire nationaliste. Un culte de la raison d’Etat est cumulé à une injonction à la responsabilité des citoyens vis-à-vis de leur passé et de leurs ancêtres.

L’unité nationale et sociale est recherchée, affirmée à travers une esthétique singulière même en l’absence de réalité tangible. « Le mensonge est souvent plus plausible, plus tentant pour la raison que la réalité, car le menteur possède le grand avantage de savoir à l’avance ce que le public souhaite entendre ou s’attend à entendre » disait à ce propos très justement la politologue américaine Hannah Arendt.[10] La religion joue régulièrement un rôle fort dans l’équation mythologique, permettant de fédérer les citoyens autour d’un socle culturel plus ou moins commun. Le Premier ministre Viktor Orban n’a par exemple pas manqué de remercier ses électeurs d’avoir « prié pour lui » lors de la dernière élection législative.[11]

Corollaire d’une mythologie intérieure, l’esthétique nationaliste nécessite également l’existence de boucs-émissaires extérieurs permettant de décharger une frustration populaire existante ou naissante. Telle « Boule-de-neige » dans La ferme des animaux de Georges Orwell encore, migrants, opposants politiques en exile ou organisations internationales jugées défaillantes deviennent les cibles expiatoires de régimes en besoin d’unité idéologique.[12] Les intellectuels ne participant pas à l’écriture du roman national officiel sont toujours suspects de tromperies intellectualistes. Le bon sens doit triompher face aux faux semblants, et pour cela tous les moyens sont bons.

Un modèle qui séduit aujourd’hui :

La question qui demeure finalement est de savoir pourquoi ces modèles post-démocratiques tendant vers l’autoritarisme fascinent-ils de plus en plus d’individus dans les démocraties occidentales ? Les sympathisants et militants d’extrême-droite de ces pays ainsi semblent trouver dans les régimes présumés forts l’antithèse réelle des démocraties occidentales qu’ils dénoncent comme des chimères. Ces dernières sont régulièrement raillées, accusées de faux semblants dans leurs représentations du peuple.

Si le phénomène de fascination pour les régimes autoritaires est résurgent, il n’est tout de même pas complétement nouveau, notamment en France. Depuis la Révolution française et l’avènement progressif de systèmes représentatifs dans le pays, une frange plus ou moins importante de la population a toujours affirmé des penchants contre-révolutionnaires, opposés aux principes directeurs de l’idéal démocratique. Les idéologues antilibéraux ont souvent été hautement représenté dans le débat politique français.

L’essayiste Charles Maurras en est un exemple marquant, alors que cette figure d’extrême-droite et antisémite du début du XXème siècle, toujours très populaire dans certains milieux politiques ultraconservateurs, est revenue sur le devant de la scène à la faveur d’un étrange débat autour des commémorations nationales.[13] Monarchique et autoritaire, la pensée maurassienne s’assimile en plusieurs points à celle des dirigeants des démocratures contemporaines. La République y est dénoncée comme un modèle faible, peu efficace et peu en phase avec une grandeur nationale fortement fantasmée.

C’est le système dans son ensemble qui est renié dans la rhétorique antilibérale, non ses imperfections, dérives, et incohérences. Au lieu de tenter d’améliorer les principes de la démocratie républicaine pour la perfectionner, comme le souhaitent de nombreuses critiques de gauche par exemple, les militants d’extrême-droite s’en détournent complétement pour n’en garder qu’une structure formelle et nominale.[14] L’idéal nationaliste, chez Maurras comme chez les autres partis du même type d’aujourd’hui, favorise une immixtion du pouvoir politique dans la sphère privée des citoyen, faisant du roman national un sacrosaint à préserver.

Paradoxalement, le discours populiste actuel base son propos sur une forme d’appel au peuple face aux élites, affirmant vouloir réaliser une « véritable » démocratie, alors même qu’il idolâtre certaines figures politiques étrangères et leur prométhéisme caricatural.[15] Les dirigeants charismatiques sont exaltés dans l’idéologie de l’inspirateur principal de l’Action française, une organisation en pleine renaissance à l’heure actuelle, rêvant toujours ouvertement d’hommes providentiels aux accents nationalistes et autoritaires. « Le grand homme, une fois qu’on la fait admettre, ne se justifie que par lui-même » disait d’ailleurs le philosophe allemand Jurgen Habermas, ce qui est bien une réalité ici.[16]

Face à un prétendu conformisme de la pensée, une « bien-pensance » comme affirmé ad nauseam, les idéologues d’extrême-droite libèrent donc une pensée que beaucoup pensait légitimement appartenir au siècle précédent. Cet héritage intellectuel tend à s’assumer de plus en plus ouvertement en France, sur les réseaux sociaux comme via la formation de nouveaux groupes (parfois violents), prenant appui et exemple sur les expériences démocratiques illibérales à l’étranger. L’histoire semble avoir effacé les blessures mémorielles pour ne garder que la funeste idéologie. Reste à savoir comment réagissent les partis démocratiques traditionnels face à ce renouveau antidémocratique.

Le piège de « l’illibéralisme » :

La vigilance s’impose aujourd’hui dans les pays occidentaux, la souveraineté du peuple n’est pas un acquis immuable et doit être défendue. Certains observateurs voient en effet dans la résurgence actuelle d’une parole ouvertement nationaliste et autoritaire un parallèle évident avec la montée des extrémismes propres aux années 1930, même si la comparaison légitime doit envisager ses propres limites pour éviter les prophéties aux fâcheuses tendances autoréalisatrices.

C’est indéniable tout de même, les démocratures avancent désormais sans sourciller, tendant indéniablement une sorte de « piège de l’illibéralisme » aux démocraties libérales qui doutent parfois elles-mêmes de leur efficacité. Le mouvement de sympathie croissante pour ces régimes fait partout émerger des figures politiques fortes, y compris dans les régimes parlementaires ou républicains, favorisant par la même une centralisation évidente du pouvoir. Pour exister politiquement désormais, il faudrait faire vivre une forme de mythologie politique, reniant l’idéal de compromis nécessaire à une réelle souveraineté populaire.

Adopter ses prémisses et son langage n’a cependant jamais permis de lutter contre une dérive politique, car au fond, « une société industrielle peut se permettre d’être libre. »[17]


[1] Orwell, G. (1949). 1984.

[2] Zakaria, F. (1997). The Rise of Illiberal Democracy. Foreign Affairs.

[3] De Tocqueville, A. (1835). De la démocratie en Amérique (Vol. 1).

[4] Lincoln, A. (1863). The Gettysburg Address.

[5] Marcuse, H. (1964). L’homme unidimensionnel.

[6] Aron, R. (1952). Introduction à la philosophie politique.

[7] Stein, A. (2018). La dystopie et les conséquences d’une fiction politisée. Idées Hautes.

[8] Aron, R. Ibid.

[9] Barthes, R. (1957). Mythologies.

[10] Arendt, H. (1972). Du mensonge à la violence.

[11] Gauquelin, B. (2018). Hongrie : le nationaliste Viktor Orban triomphe aux législatives. Le Monde.

[12] Orwell, G. (1945). La ferme des animaux.

[13] Werly, R. (2018). Charles Maurras, funeste passion française. Le Temps.

[14] Nouvel Obs. (2017). Charles Maurras : le nationalisme contre la République.

[15] Couturier, B. (2016). La démocrature, une démocratie d’apparence.

[16] Habermas, J. (1987). Profils philosophiques et politiques.

[17] Polanyi, K. (1944). La Grande transformation.

 

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