La dystopie et les conséquences d’une fiction politisée

Incontestablement, la culture de masse est une grille de lecture politique particulière pour nombre d’individus. A l’heure où les œuvres dystopiques se multiplient à la télévision et au cinéma, ces représentations peuvent-elles avoir un impact sur notre vision de la démocratie et ses potentielles dérives ? Des « ça y est nous y sommes » aux « on n’en est pas là », exemples et contre-exemples semblent en effet aujourd’hui jouer des coudes, nécessitant que l’on s’y attarde plus longuement.

Abondamment relayée par la presse des pays occidentaux, amplement commentée sur les réseaux sociaux, une information a alimenté nombre de débats dans les dernières semaines : l’inquiétant projet chinois d’instaurer très prochainement un mécanisme de « crédit social » pour ses citoyens, ses fonctionnaires et ses entreprises. Le système de notation permettrait d’évaluer la fiabilité des individus du pays, entendu comme leur « capacité » présumée à évoluer dans la société chinoise.[1]

De nombreux observateurs, journalistes professionnels ou commentateurs avertis, se sont rapidement empressés de dresser un parallèle entre cette annonce inédite et une série télévisée britannique à grand succès. Cette dernière, « miroir noir » autoproclamé des sociétés contemporaines, avait en effet présenté un système de notation similaire dans l’un de ses épisodes phares, dressant une vision pour le moins dystopique des possibilités offertes par la technologie au XXIème siècle. La réalité rattraperait la fiction à grandes enjambées.

Peut-être plus instructif encore que l’analogie en elle-même est le fait que, dans ce cas précis comme dans nombre d’autres, la fiction a permis à beaucoup d’individus de lire et de comprendre un évènement politique très concret. Outre l’exemple chinois hautement significatif, il n’est d’ailleurs pas rare que des similitudes soient dégagées entre la réalité et les écrits dystopiques, qui se sont multipliés depuis la deuxième moitié du siècle dernier. Projetant dans la fiction des situations potentiellement reproductibles dans le monde du possible, car raccrochées à des éléments tangibles et réels, les œuvres dystopiques participent manifestement à la réflexion sur certaines pratiques politiques contestées. Est-ce autant pour une plus grande compréhension ? Tentative de réponse dans les lignes qui suivent.

Des œuvres intrinsèquement militantes :

Souvent empreintes du contexte propre à une époque ou en référence à celui-ci, les écrits dystopiques dépeignent presque toujours les traits de sociétés totalitaires non désirables. Comme l’utopie à laquelle elle s’oppose, la société dystopique résulte d’un projet politique déterminé et plus ou moins conscient, pas d’une quelconque contingence. A la manière des pamphlets d’autrefois, à mi-chemin entre l’œuvre fictionnelle et la satire politique, l’œuvre dystopique prend alors la forme d’une mise en garde contre une idéologie ou une pratique particulière.

Issu du domaine de la littérature, l’imaginaire dystopique a peu à peu envahi le langage courant, devenant une grille de lecture politique potentielle pour qui souhaite envisager la réalité contemporaine et ses dérives. Si la dystopie est toujours fictionnelle, forcément, les auteurs les plus illustres ont toujours été des acteurs politiques et militants fortement engagés, cachant dans leurs écrits un message politique tantôt diffus, tantôt clairement assumé. A titre d’exemples non-exhaustifs, Georges Orwell était un penseur socialiste original et un fervent dénonciateur des tendances totalitaires, Aldous Huxley faisait preuve d’un pacifisme affirmé tandis que Margaret Atwood est une militante féministe reconnue (bien que fortement contestée aujourd’hui).[2]

Les parallèles entre la réalité et les œuvres dystopiques servent alors bien souvent d’arguments solides pour une critique politique ouverte : les procès « kafkaïens » cohabitent avec les situations « orwelliennes ». La comparaison offre du poids à la contestation, avec toujours le risque de comparaisons fallacieuses ou de réels sophismes selon les instrumentalisations politiques de la fiction. Héritée donc de ses auteurs majeurs, la dimension politique et militante associée à l’œuvre dystopique semble cependant peu à peu s’atténuer à mesure que ce style particulier sort du domaine exclusif de la littérature pour devenir une composante essentielle des différents vecteurs de la culture de masse. La suite de l’article en explique les raisons.

La fictivité comme nouvel obstacle à la réflexion politique :  

Le cinéma et la télévision sont aujourd’hui les principaux canaux diffusant la culture de masse, déjà présentée dans un article précédent.[3] S’ils peuvent incontestablement répandre un contenu politique et critique, ils sont tout de même majoritairement considérés et interprétés comme des vecteurs de divertissements pour nombre d’individus. Séries télévisées et longs métrages dystopiques sont des biens de consommation culturels, dont la potentialité politique n’est par conséquent qu’optionnelle pour les citoyens consommateurs.

La fictivité propre à ces supports peut donc affaiblir l’influence sur la réflexion du public visé, comme cela avait été évoqué par les philosophes allemands Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, penseurs de la société de masse. En grossissant à l’extrême les traits d’une société non désirable marquée par les atteintes aux libertés fondamentales, la fiction véhiculée par les œuvres culturelles de masse empêche peut potentiellement empêcher de percevoir les mêmes problématiques dans la vie de tous les jours. Les traits sont forcément moins saillants qu’à l’écran, plus subreptice. [4]

Mettant le sujet à distance, le sortant de l’empirisme de la vie quotidienne, l’œuvre dystopique aurait un effet apaisant sur les individus, diminuant ainsi leurs aspirations sociales légitimes. Le résultat serait une forme de « on n’en est vraiment pas là » rassurant, voire de dissociation complète entre l’œuvre fictive, fictionnelle mais rattachée à des éléments de réalité, et cette même réalité qui est l’espace politique dans lequel évoluent les citoyens. Le bénéfice revient aux dirigeants politiques, qui par ailleurs n’hésitent pas eux-aussi à user du procédé efficace du contremodèle à la base de l’imaginaire dystopique comme outil de légitimation de leurs politiques. Non sans conséquences.

Un argument comparatiste efficace :

L’argument dystopique, prenant par définition la forme d’un contre-exemple repoussant et lénifiant, est en effet souvent utilisé par les dirigeants politiques pour prévenir les critiques à leur égard, en favorisant un détour du regard. Les individus des pays occidentaux sont constamment invités à observer ce qu’il se passe ailleurs, dans les régimes autoritaires du monde entier, pour qu’ils puissent apprécier le confort de leur propre situation politique. L’exemple chinois cité en introduction le montre bien. La culture de masse diffuse des images qu’il est facile de transposer et calquer sur des réalités lointaines.

La guerre froide en particulier a vu, à de nombreuses reprises, les dirigeants des Etats impliqués désigner l’autre camp comme un repoussoir, avec l’idée d’apaiser les aspirations et revendications sociales dans leurs propres pays. Les autorités politiques, tout comme certains médias traditionnels, prenaient inlassablement leur modèle comme échelle d’évaluation pour juger négativement l’autre, le présentant comme une société invivable ou dystopique. Les rares individus présentant un penchant pour « l’autre monde », par simple curiosité ou par affinité intellectuelle, étaient immanquablement coupables de traîtrise idéologique. Les exemples d’intellectuels français de gauche sévèrement dénoncés comme antipatriotiques pour avoir voyagé en Union soviétique abondent, de Jean-Paul Sartre à Romain Rolland.[5]

Agiter la dystopie permettait ainsi de décourager avec grande efficacité l’utopie : celle des partis les plus à gauches dans les pays de l’Ouest, celle des plus libéraux dans ceux de l’Est. Aujourd’hui encore, l’argument comparatiste est régulièrement déclamé pour apaiser toutes formes de contestation sur les modalités concrètes du fonctionnement politique des pays occidentaux, alors même que de nombreuses questions concernant les droits humains et le respect de la vie privée sont soulevées par nombre de citoyens de ces Etats et les organisations non gouvernementales.

Une essentialisation du concept démocratique :

Étonnement ou non, les dérives et atteintes aux droits fondamentaux semblent toujours plus perceptibles dans les autres pays et les autres cultures. Inventeurs et tenants présumés d’un modèle démocratique, les citoyens des pays dits occidentaux semblent toujours se persuader qu’ils vivent dans un système politique forcément enviable pour le reste des individus. S’il n’est infaillible, il est un moindre mal face à ce qu’il se passe ailleurs. Cet état de fait est renforcé par des catégories strictes et des mythes qui se sont peu à peu imposées dans les dernières décennies, intégrant le langage journalistique et politique. Qui n’a jamais entendu les expressions plus qu’usitées de « grandes démocraties, « pays des droits de l’homme » ou encore « leader du monde libre » ?

Les individus qui par définition communiquent grâce au langage courant reprennent à leur compte cette phraséologie issue de la communication de masse. Une fois les termes fixés, il est difficile de s’en départir, même pour les opposants et les critiques car la société intègre durablement ce vocabulaire et ces aphorismes souvent dénués de sens. Les formules quasi-mythiques s’autoalimentent et s’autojustifient au point de devenir des éléments de mesure politique par la suite, et surtout empêchant de prendre en considération de potentielles dérives réelles dans des espaces présumés démocratiques.

La démocratie n’a jamais été une réalité fixe cependant, n’a jamais bénéficié d’une définition arrêtée. Le politologue français Raymond Aron l’affirme dans son éclairante Introduction à la philosophie politique. « La compétition électorale n’entraine pas nécessairement le respect des droits personnels dans l’ensemble de la société », donc la tenue d’élection libres et ouvertes ne peut être un critère exhaustif de définition. « Dans une société donnée, le sentiment de liberté est nécessairement variable selon les classes et les personnes » rajoute Aron. Tous les citoyens n’accordent pas d’importance aux mêmes valeurs et libertés. [6] Une fois encore, la démocratie n’est pas une réalité définie que tout le monde envisage et comprend de la même façon. Etant une idée, un idéal pour certains, sa matérialisation concrète peut et doit être envisagée de manière critique.

Repenser l’idéal démocratique :

Plusieurs auteurs de la deuxième moitié du XXème siècle ont ainsi ouvertement mis en doute l’idéal démocratique des pays capitalistes : non pas pour le remettre en cause, mais pour en questionner la réalité. Une critique associée à la pensée machiavélienne assimile par exemple régulièrement le système démocratique à l’oligarchie, un autre type de régime. S’il peut exister un gouvernement « pour » le peuple pour les tenants de cette théorie, un gouvernement par le peuple est presque toujours impossible ou présenté comme tel. Les penseurs marxistes (ou marxiens) pour leur part pensent que la démocratie fait fantasmer une égalité politique, alors que la « disparité entre les principes démocratiques et la réalité sociale » est toujours conséquente. Les sociétés occidentales restent de fait hautement inégalitaires.[7]

Le philosophe marxiste allemand Herbert Marcuse, pour n’en citer qu’un, a élaboré une critique forte des sociétés d’après-guerre dans un essai de 1964 intitulé L’homme unidimensionnel.[8] Reprise par les nombreux mouvements contestataires notamment étudiants de la fin des années 1960,[9] sa théorie souhaite déconstruire le mythe démocratique contemporain. En faisant primer la satisfaction des besoins matériels, des plus essentiels aux plus superficiels, sur toutes autres considérations politico-sociales, la société capitaliste nuit immanquablement aux libertés fondamentales pourtant affirmées.

« Le confort, l’efficacité, la raison, le manque de liberté dans un cadre démocratique, voilà ce qui caractérise la civilisation industrielle avancée et témoigne pour le progrès technique » dit l’auteur. Les campagnes électorales sont toujours centrées autour de promesses d’augmentations du niveau de vie des individus, entendu comme un plus grand accès au confort matériel. Aucun argument ne tient contre la promesse d’une vie matériellement améliorée. Les Etats modernes mettent la sécurité, économique et physique, au premier rang de leurs préoccupations, et non la lutte contre les inégalités ou la défense des libertés fondamentales.[10]

La conséquence est l’inaction ou l’attentisme politique, qui se retrouve en partie dans l’idée contemporaine de crise du militantisme. Confort matériel et droits politiques réels tendent peu à peu à se confondre, sous couvert d’un langage courant dévoyé. Niveau de vie est synonyme de degré de possession matérielle. « La culture, la technologie et la politique » s’amalgament, permettant d’éviter toute velléité de contestation tant que les intérêts matériels sont sauvegardés.[11]

Pour Marcuse cependant, le confort relève du simple intérêt « immédiat » des individus, quand les droits politiques et la liberté intègrent leurs intérêts « réels » qu’il est nécessaire de défendre. Lui aussi souhaite sortir d’une pensée nominative basée sur des étiquettes erronées. Les « formules hypnotiques » et « diktats » sont « des barrières qui apparaissent comme les limites de la Raison elle-même » et qui empêchent toute opposition et contestation à une politique particulière. Les mythes s’autojustifient, « le concept ritualisé est immunisé contre la contradiction » dit-il encore, invitant à penser la démocratie non pas comme un acquis ou une réalité immuable, mais comme une réalité sociale contrastée et nécessairement perfectible.[12]

Comme dans tous les régimes, peu importe le degré de souveraineté populaire constitutionnellement accordé et déclamé par les dirigeants, un contrôle social s’exerçant sur les individus et limite leurs choix politiques. Il convient ainsi de l’évaluer, sans se laisser enfermer par des mythes réducteurs. « La liberté humaine ne se mesure pas selon le choix qui est offert à l’individu, le seul facteur décisif pour la déterminer c’est ce que peut choisir l’individu et ce que choisit l’individu ».[13] Le choix réel compte, plus que celui affirmé.

Questionner, toujours :

Finalement, il est bien possible de penser avec Raymond Aron et Herbert Marcuse sans que cela ne soit absurde, réunissant des courants de pensée potentiellement incompatibles aux premiers abords. C’est un questionnement non prisonnier des formules traditionnelles vides de sens que ces auteurs encouragent conjointement à opérer. Les « grandes démocraties » sont-elles démocratiques et pourquoi ? Le « pays des droits de l’homme » favorise-t-il la défense de ces mêmes droits et de quelles manières ? Telles sont les questions qu’il est légitime de se poser, plutôt que de déclamer ces formules retrouvées sans cesse dans les publications journalistiques et les discours politiques : chez les « faiseurs de politiques » et les « fournisseurs d’information de masse » dans les mots de Marcuse.[14] Evaluer le contrôle social d’une société sur les individus c’est tenter de comprendre dans quelle mesure les citoyens sont responsables de leur destin politique, dans quelle mesure ils gouvernent réellement.

Pour en revenir au propos initial, penser l’atmosphère politique et sociale grâce aux œuvres dystopiques est légitime, les comparaisons, qu’elles soient historiques, spatiales ou fictionnelles, permettent toujours de prendre en partie conscience de sa réalité. « Aussi longtemps qu’elles n’ont pas d’élément de comparaison, elles ne se rendent jamais compte qu’elles sont opprimées » disait Georges Orwell en parlant les masses.[15] Une même notion ne recoupe tout de même pas toujours les mêmes significations selon les lieux et les époques. La réflexion doit se faire d’une manière indépendante, sans essentialiser des concepts et se laisser dans une forme de « novlangue » figée. Une prise de conscience comme prélude à la compréhension.


[1] Franklin, R. (2018). A partir du 1er mai, la Chine régira ses citoyens en fonction de leur « note sociale ». Marianne.

[2] Atwood, M. (2018). Am I a bad feminist?. The Globe and Mail.

[3] Stein, A. (2018). La ruée vers l’or des temps modernes. Idées Hautes.

[4] Adorno, T. W., & Horkheimer, M. (1944). La dialectique de la raison.

[5] Thibaudat, JP. (2012). Voyage dans les archives de l’intelligentsia entre France et Russie. L’Obs.

[6] Aron, R. (1952). Introduction à la philosophie politique.

[7] Ibid.

[8] Marcuse, H. (1964). L’homme unidimensionnel.

[9] Legrand, S. (2008). Rétrolecture 1968 : « L’Homme unidimensionnel », par Stéphane Legrand. Le Monde.

[10] Marcuse, H. Ibid.

[11] Marcuse, H. Ibid.

[12] Marcuse, H. Ibid.

[13] Marcuse, H. Ibid.

[14] Marcuse, H. Ibid.

[15] Orwell, G. (1949). 1984.

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