La ruée vers l’or des temps modernes

Préquels, séquelles, sagas parallèles ou remakes, la nouveauté hollywoodienne semble aujourd’hui constamment sacrifiée sur l’autel de la sécurité commerciale et financière. Les mêmes superhéros ou autres apprentis sorciers reviennent ad nauseam, sans cesse réactualisés pour coller aux « attentes » du public. Comment le cinéma est-il passé d’un secteur qui innove et propose à une industrie qui s’adapte et répond ? Récit d’une transformation progressive.

Rien ne sort de nouveau, d’original, mais tout doit paraitre nouveauté et transgression, disruption oseraient même certains. Pour beaucoup de critiques ou simples observateurs, le cinéma hollywoodien a depuis longtemps abandonné toute idée d’innovation, faisant preuve d’une frilosité certaine dans ce qu’il propose à un public transnational et transgénérationnel. Les sagas plus qu’usées ne cessent de le rappeler.

Pour comprendre ce phénomène, il peut dès lors paraitre très utile de se pencher sur un concept très usité, bien que souvent incompris : celui de culture de masse. Corolaire d’une société de consommation aujourd’hui fortement développée, celle-ci n’a cessé de progresser et de toucher un nombre de plus en plus important d’individus dans la deuxième moitié du XXème siècle avec l’accélération des politiques libérales et néo-libérales mises en œuvre dans la majorité des pays de la planète. Pour la politologue américaine Hannah Arendt, « la culture de masse apparait quand la société de masse se saisit des objets culturels ».[1]

Ainsi, si la dénoncer pour la médiocrité globale des œuvres et biens qu’elle propose à un large public n’est pas d’une grande originalité, relire certains auteurs qui ont tenté de la théoriser pour la critiquer et la remettre en question, peut s’avérer très éclairant. Vecteur culturel de masse par excellence, l’exemple du cinéma et son histoire peuvent alors légitimement guider cette réflexion. Action.

De l’œuvre d’art à l’industrie culturelle :

Penser la culture de masse à partir de l’exemple du grand écran est logique, tant il est indéniable que ce domaine incarne à merveille la massification culturelle ayant eu lieu durant le siècle dernier. Le film comme production intellectuelle incarne les évolutions ou dérives d’une culture qui s’est peu à peu adaptée aux bouleversements globaux ayant touché l’ensemble des secteurs économiques. La forte extension de la division du travail a en effet progressivement transformé « les produits de l’œuvre, destinés à servir durablement » en simples « biens de consommation. »[2]

Un auteur majeur a dès le début du XXème siècle tenté de penser ces transformations dans la culture. Philosophe allemand, Walter Benjamin a fortement été impliqué dans la Théorie critique, courant de pensée rattachée à l’Ecole de Francfort, fervente dénonciatrice de la société de masse et ses conséquences sociales. Pour lui, la culture de masse est la résultante directe et inévitable des capacités offertes par les outils de reproduction industrielle des œuvres culturelles, qui deviennent disponibles au début du XXème siècle. Dans un essai de 1936 explicitement intitulé L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, l’auteur montre effectivement que petit à petit, les œuvres artistiques autrefois uniques ou en nombres très limités, deviennent, comme des biens de consommations, des objets qu’il est possible de reproduire à très grande échelle et surtout à moindres coûts.[3] Les « producteurs » remplacent peu à peu les « artistes » comme acteurs déterminants de la diffusion culturelle, car ils disposent des moyens techniques et financiers pour la reproduction industrielle.

L’exemple du cinéma est significatif. Le film est clairement une création dont le succès, et donc la survie, dépendent d’une reproductibilité à grande échelle. Les œuvres cinématographiques du XXème siècle ne peuvent plus être acquises et appropriées par un individu unique, contrairement à la peinture notamment. « L’individu, s’il peut encore se payer un tableau, ne pourra jamais s’offrir un film » dit Walter Benjamin,[4] entendu comme le fait d’acheter pour soi-même et à titre exclusif la totalité d’une production cinématographique, sans partage avec d’autres individus.

L’industrie culturelle a dès cet instant réussi « à standardiser l’unique », faisant peu à peu perdre de l’aura à l’ancienne œuvre de l’esprit. « Dès que l’œuvre d’art devient marchandise, on ne peut plus lui appliquer la notion d’œuvre d’art ».[5] Pour Benjamin, la production cinématographique est automatiquement expulsée du noble domaine artistique pour entrer dans celui plus commode, et malheureusement intellectuellement méprisé à l’époque, des loisirs et des distractions. Le développement d’une industrie culturelle de masse favorise bien « un loisir de masse, qui se nourrit des objets culturels du monde. »[6]

La conséquence directe est que le risque économique n’est plus permis à partir de là, entrainant le risque artistique dans sa chute. La frilosité hollywoodienne contemporaine, maintes fois dénoncée, trouve ici une explication essentielle. Innover c’est désormais prendre le risque d’un échec commercial, que les producteurs et investisseurs ne peuvent se permettre au vu des fortes sommes investies. Les sagas connues et autres licences populaires sont pour cela toujours un gage de succès économique, s’appuyant sur une forte reconnaissance affective de la part d’une large part de la population. Qui n’irait pas voir le remake ou la suite d’un film à succès de sa jeunesse ? Comme des communautés religieuses ou idéologiques, le but premier est qu’un nombre important d’individus s’approprie une œuvre ou un univers, en fasse le liant affectif les réunissant autour de codes en commun.

Seulement, si ressortir d’anciens succès commerciaux fait office d’entreprise sans risques, faut-il encore pouvoir légitimer ce mouvement de non-innovation devenu prédominant. Aucun argument n’est alors plus efficace que celui d’une « démocratisation » culturelle, comme expliqué dans la partie qui suit.

Le faux-semblant d’une « démocratisation » culturelle :

Face à la peinture ou la sculpture par exemple, le cinéma présenterait l’avantage de ne nécessiter aucun pédagogisme, étant directement et pleinement accessible à l’ensemble des classes sociales et milieux culturels. L’argument récurrent est que la massification des œuvres culturelles aurait permis de les diffuser plus largement, comme si les portes du musée autrefois closes devenaient instantanément grandes ouvertes. La production industrielle puis la commercialisation à grande échelle des biens culturels, mise en lumière par Walter Benjamin, aurait supprimé le rôle intermédiaire des intellectuels comme diffuseurs de savoir, expliquant d’ailleurs pourquoi ces derniers auraient perçu dès le départ, pour la plupart d’entre eux, le cinéma comme une culture populaire quasi-béotienne qu’il convenait de mépriser. Diffusion de masse aurait donc rimé avec démocratisation sans précédent d’un milieu auparavant fortement élitiste et fermé : la culture.

Séduisant, l’argument démocratique est cependant trop évident, si ce n’est clairement mensonger. L’industrialisation de la culture n’a malheureusement pas été un simple mouvement de diffusion massive au profit de classes moins aisées, car les produits nombreusement multipliés ont également évolué. La culture de masse, communément confondue avec la culture populaire, n’a pas visé uniquement les classes plus modestes et leurs aspirations culturelles et sociales, mais une forme de majorité hétérogène et indéfinie, pour maximiser les profits.

Les penseurs allemands Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, associés comme Walter Benjamin au courant de la Théorie critique, ont publié un essai majeur en 1944 sous le nom de La production industrielle de biens culturels.[7] Pour ces auteurs, l’élitisme du passé inhérent au monde de l’art s’est simplement déplacé dans d’autres sphères, d’autres milieux et d’autres types de production restées l’apanage d’une élite économique et culturelle, tandis que les biens culturels produits en masse sont devenus de banals produits commerciaux vendus à bas prix et adaptés au gré des tendances. La dénonciation de la rationalité industrielle est forte, présumée coupable d’un nivellement par le bas de la production culturelle.

La société de masse a créé un espace occupé par des individus atomisés, devenus de simples récepteurs d’une culture fondée pour eux. Les œuvres ne sont plus pensées puis proposées au public, qui doit ensuite se les réapproprier, car elles sont produites dès le départ à grande échelle pour correspondre aux goûts et désirs de la majorité des individus, peu importe leur classe sociale. Le sujet politique qu’est le citoyen est devenu un consommateur homogénéisé, soumis aux exigences d’une économie culturelle fortement capitalisée. Dans ce schéma, le rôle premier revient bien aux producteurs des biens de consommation culturels, qui « se définissent eux-mêmes comme une industrie et, en publiant le montant des revenus de leurs directeurs généraux, […] font taire tous les doutes sur la nécessité sociale de leurs produits » pour Horkheimer et Adorno.[8]

Allant plus loin, ce sont ces producteurs qui usent généralement de l’argument démocratique pour se légitimer eux-mêmes face aux anciens experts et intellectuels du milieu de la culture, alors qu’ils font indéniablement partie de l’élite économique étant donné les revenus générés et le pouvoir détenu. « Le connaisseur et l’expert sont l’objet du mépris réservé à ceux qui ont la prétention de se croire supérieurs aux autres, alors que la culture distribue si démocratiquement ses privilèges à tout un chacun. »[9] Critiquer la culture de masse serait, pour ses producteurs, faire preuve d’un élitisme suspect de mépris pour la culture populaire et ses codes particuliers, et non seulement penser un nivellement par le bas d’une industrie culturelle hautement capitalisée. La démocratie contre l’aristocratie, le « peuple » face aux « élites », l’outil rhétorique de légitimation est efficace : un instrument populiste non-innovant, régulièrement utilisé par les élites économiques et culturelles elles-mêmes pour légitimer une certaine forme de domination.

Ainsi, démultiplier les biens culturels incontestablement n’a pas rimé avec une réelle démocratisation de la culture. « L’abolition d’une culture pour privilégiés définitivement bradée [n’a pas introduit] les masses dans les sphères dont elles étaient exclues auparavant. »[10] Une culture élitiste persiste, celle des galeries d’art et des musées malheureusement peu fréquentés par les classes populaires. Les habitus de classe bourdieusiens œuvrent toujours solidement. Le problème n’est pas le cinéma dans ses caractéristiques intrinsèques, car il peut légitimement posséder toutes les qualités de l’œuvre artistique, mais la manière dont il est pensé depuis des décennies par l’industrie culturelle et ses puissants producteurs. Sous-couvert d’une démocratisation affirmée, le résultat est une aseptisation de la culture puis sa diffusion de masse selon les auteurs de la Théorie critique. Est-ce pour autant la propagation d’une culture désidéologisée ? Pas nécessairement, au contraire.

Une culture de masse homogénéisante :

« La société de masse ne veut pas la culture mais les loisirs », disait encore Hannah Arendt.[11] Le problème majeur nait de cette frontière trouble entre les deux concepts. Le loisir est toujours vecteur d’une forme de culture, d’une idéologie particulière tout du moins. Les liens entre pouvoir politique et cinéma existent depuis la création de ce dernier, et ont d’ailleurs fait l’objet de nombreuses études : le cinéma hollywoodien durant la guerre du Vietnam en est un exemple phare. Max Horkheimer et Theodor W. Adorno ont particulièrement dénoncé la culture de masse comme un outil de domination politique propre à la société de consommation, comme un instrument efficace œuvrant dans le sens d’un statu quo politique.

L’industrie culturelle reproduirait l’homme comme l’industrie traditionnelle l’a produit pour ces théoriciens : un simple consommateur dépolitisé. Le cinéma de masse serait un vecteur de stabilité sociale par ce qu’il représente et le message qu’il diffuse : un lieu d’apprentissage de l’acceptation et de l’immobilisme en société. La réalité de la vie, ses difficultés et ses injustices ne sont jamais masquées sur grand écran, bien au contraire, mais il faut apprendre à vivre avec malgré tout. L’industrie cinématographique deviendrait une soupape de décompression pour les frustrations citoyennes quotidiennes, un moyen de comprendre et partager ses problèmes avec une communauté humaine homogénéisée : le début de l’acceptation, plus qu’une une ode au changement. « Fictiviser » les tracas quotidiens permettrait, en quelques sortes, de délégitimer leur affirmation dans la réalité. Quand le cinéma glorifie les émotions, la réalité les dépeint en effet comme irrationnelles et non avenues.

Le happy end final, propre à presque toutes les grandes productions hollywoodiennes, est un rappel que tout rentrera toujours dans l’ordre, à l’intérieur du cadre voulu bien sûr. La responsabilité individuelle et l’individualisme, sous-jacents à l’idéologie libérale et néolibérale, sont projetés sur des figures auxquelles les citoyens consommateurs peuvent aisément s’identifier. Le système dans son ensemble est rarement fautif au cinéma, car une situation initialement compromise peut toujours trouver une fin heureuse si le héros suit le chemin idéal, s’en donne réellement les moyens. A contrario, le « marginal » doit toujours être « identifié comme tel dès sa première apparition, avant même que l’action démarre vraiment, afin qu’on ne puisse se tromper et croire même un instant que la société se tourne contre les hommes de bonne volonté. »[12]

Le cinéma de masse ne serait donc pas (ou plus) une force de proposition pour des idées neuves, l’industrie culturelle épousant simplement les tendances sociétales du moment, car toujours prise dans des logiques politiques et idéologiques fortes. Les grandes productions cinématographiques sont standardisées, relevant toujours de la même construction scénaristique. Pour Horkheimer et Adorno, les « cinéastes considèrent avec méfiance tout scénario derrière lequel il n’existe pas un best-seller rassurant », les films ne se différencient plus entre eux que grâce « au nombre de stars, à l’étalage de la technique, de travail, d’équipements et à l’utilisation des clichés psychologiques les plus récents. »[13]

Pour un retour de l’innovation de masse :

Radicale dans son propos, peut-être datée, la Théorie critique n’envisage l’industrie culturelle que comme une chimère. A rebours de ce courant de pensée, certains pourraient être tentés d’affirmer que, au contraire, l’économie capitaliste favorise le choix à outrance, glorifiant le besoin d’individualité. Dans la culture comme dans la mode par exemple, le consommateur citoyen disposerait d’un large éventail d’opportunités et de possibilités. Les films abondent au cinéma, les chaines de télévision se multiplient, à des prix souvent très bas. Ce choix apparent offre-t-il pour autant une réelle diversité de concepts et d’opinions ? Rien n’est hélas moins sûr, tant le choix infini semble toujours participer de l’illusion mercantile dénoncée par Benjamin, Horkheimer, Adorno, Arendt et bien d’autres. La société glorifie l’individu et son besoin de distinction au sein du groupe, tout en uniformisant les comportements et modes de pensée d’une part importante de la population, apaisant par la même les aspirations sociales.

La question plus philosophique qui se pose finalement est de savoir quel rôle réellement assigner à la culture dans une société de masse, à l’heure où aucun retour à une ère pré-consommatrice n’est possible, ni réellement désirable. La culture dite de masse peut-elle devenir un vecteur de changements sociaux, sortant de sa position de divertissement actuelle, ou est-elle condamnée à rester un bien de consommation à bas prix économique et social ? ​

« La question est de savoir si l’on donne au public quelque chose qui vise à le rendre plus heureux, ou quelque chose qui corresponde à la vérité du sujet », disait justement le réalisateur américain Stanley Kubrick.[14] Si un cinéma indépendant voire contestataire existe évidemment, bien souvent rangé sous le terme tantôt élitiste, tantôt méprisant de « cinéma d’auteur », il n’a jamais pu atteindre une audience globale telles que les productions de masse. Alors qu’internet avait, au départ, accordé aux citoyens un nouveau champ d’exploration propre à diffuser une culture alternative et non forcément homogénéisée, l’utilisation progressive de plateformes de diffusion standardisées et faciles d’accès recrée les mêmes problématiques liées à la culture de masse : le consommateur se retrouve dans l’illusion d’un choix préalablement opéré pour lui, et non par lui.

Alors que le réalisateur américain Martin Scorsese voyait dans le film « l’expression d’une vision unique – plus il est personnel, donc, et plus il s’approche du statut d’œuvre d’art », il est nécessaire de ne plus faire rimer diffusion de masse avec culture de masse.[15] De l’unicité et de la créativité découlera ainsi le statut d’œuvres d’arts auxquels les films, même grands publics, peuvent légitimement prétendre, permettant une réelle démocratisation de la culture : pas celle vantée par les producteurs, mais celle participant d’une éducation populaire large et diffuse, bénéficiant à tous. Certainement une utopie, en somme.


[1] Arendt, H. (1961). La crise de la culture.

[2] Arendt, H. (1958). Condition de l’homme moderne.

[3] Benjamin, W. (1936). L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Arendt, H. (1961). Ibid.

[7] Adorno, T. W., & Horkheimer, M. (1944). La dialectique de la raison.

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] Arendt, H. (1961). Ibid.

[12] Adorno, T. W., & Horkheimer, M. Ibid.

[13] Adorno, T. W., & Horkheimer, M. Ibid.

[14] France Culture. (2018). Comprendre l’œuvre du génie Kubrick.

[15] Petit, S. (2016). Martin Scorsese dans le texte. Cinémathèque.

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