Les leçons d’un retour au Péloponnèse

Les œuvres romanesques seraient intemporelles. Ecrites dans le contexte d’une époque particulière, elles survivraient à leurs auteurs et à leurs ères, au contraire des productions scientifiques. Science communément reconnue comme telle, l’histoire en tant qu’objet d’étude n’a cessé en effet d’évoluer, de se perfectionner. Il est un ouvrage illustre, qui est toujours reconnue comme une source d’une remarquable fiabilité des centaines d’années après sa rédaction cependant, un bijou historiographique : La Guerre du Péloponnèse de l’auteur grec Thucydide.

L’œuvre est magistrale. Premier livre dont la véracité historique est communément admise pour la majeure partie de ce qu’il nous enseigne, le récit relate comment, au Vème siècle av. J.-C., les deux empires en pleine expansion que sont Sparte et Athènes se livrent une bataille terrestre et maritime féroce pour la domination dans la péninsule hellénique. De la Sicile à la Perse, l’oligarchie lacédémonienne et la démocratie athénienne ne cessent de multiplier les intrigues et les alliances avec les différentes cités voisines de l’époque. L’auteur, Thucydide, est lui-même un général athénien qui prit activement part au conflit, avant d’être condamné à l’exil à la suite d’un échec militaire. Il devient alors historien, prenant soin de narrer l’histoire de son époque avec une méthodique précision.

La Guerre du Péloponnèse, partie de Risk historique qui confine parfois à la mythologie, demeure aujourd’hui encore un exceptionnel précis d’argumentation politique. Thucydide prend soin, pour appuyer chaque décision stratégique et militaire, de recréer les discours des protagonistes de l’époque. Toute position se défend et s’argumente longuement, précisément, car le lecteur se doit de comprendre, pas simplement d’apprendre.

L’auteur souhaite absolument mettre à jour une logique d’action, un enchaînement de décisions toutes engageantes pour les décisions postérieures. La logique peut ainsi être rapprochée de la théorie sociologique de Norbert Elias quand il parle de « configuration ».[1] Si les individus font indéniablement l’histoire, qu’ils soient leaders politiques ou « simples » citoyens, ils n’évoluent pas dans un vide absolu et sont toujours liés par les décisions antérieures et le milieu qui les entoure. Thucydide l’avait bien compris en son temps.

L’article pourrait s’arrêter là, ne pouvant qu’encourager de potentiels lecteurs à découvrir ce « chef d’œuvre de compréhension historique ».[2] Seulement, plus que le récit d’un passé révolu, de nombreux chercheurs et conseillers politiques tentent aujourd’hui encore d’extraire de l’ouvrage de Thucydide des théories internationales éclairantes, quitte à parfois ouvertement dévoyer son propos. Que peut donc encore réellement nous enseigner cette fameuse Guerre du Péloponnèse thucydienne ? L’article qui suit tente de l’expliquer.

Le « piège de Thucydide » et ses partisans :  

Si Thucydide est toujours d’actualité au XXIème siècle, près de 2500 ans après sa mort, c’est que son œuvre magistrale est réinterprétée par la droite et l’extrême-droite américaine et européenne pour éclairer les relations internationales contemporaines. Nombre de conseillers et proches de Donald Trump durant la campagne présidentielle, dont l’ex-très influent Steve Bannon, seraient en effet obsédés par l’auteur grec, en faisant une grille de lecture presque exhaustive des rapports entre Etats. Plus particulièrement, ces milieux sont intéressés par une théorie élaborée par le professeur en sciences politiques américain Graham Allison, communément qualifiée de « piège de Thucydide ».[3]

Le nom parle pour lui-même, l’idée est celle d’un prétendu piège en relations internationales, dans lequel tomberaient presque inévitablement deux empires voisins : l’un établi depuis longtemps, l’autre en pleine expansion. Ne pouvant coexister au-delà d’un seuil critique, le seul résultat possible serait l’affrontement militaire entre les deux entités, comme cela arriva entre Sparte, puissance depuis longtemps établie, et Athènes, cité florissante et en pleine croissance économique et militaire à l’heure du déclenchement de la Guerre du Péloponnèse.

Le « piège de Thucydide » se serait présenté pas moins de seize fois durant les cent cinquante dernières années, donnant lieu à un conflit ouvert dans douze de ces cas. Pour Graham Allison, les prochaines puissances à se diriger tout droit vers ce « guet-apens » historique seraient désormais la Chine et les Etats-Unis : le premier pays enfilerait le costume de Sparte, le second celui d’Athènes. [4] Voilà pourquoi les milieux tant ultraconservateurs que néoconservateurs américains font de l’ouvrage de Thucydide une œuvre quasi-prophétique.

Dès lors, bien que la thèse puisse s’argumenter et se discuter, toutes théories prédictives portent le risque récurrent et inévitable d’une tendance à l’auto-réalisation. Prendre appui sur La Guerre du Péloponnèse pour envisager le présent, aussi riche et éclairante soit l’ouvrage, c’est nécessairement instaurer une vision idéologiquement subjective et hautement intéressée au sein des relations internationales : une idéologie qui, comme expliqué par la suite, est très fortement empreinte de froid réalisme.

Un culte de la realpolitik :

« On ne sort pas indemne d’une telle lecture, de celle de Thucydide pas plus que de celle de Machiavel » énoncait l’historien français Pierre Vidal-Naquet.[5] Si le récit antique intéresse tant certains conseilleurs politiques et militaires contemporains, c’est qu’il peut aisément être qualifié de « pré-machiavélien ». A la lecture de La Guerre du Péloponnèse, le lecteur peut de fait être légitimement frappé par l’absence de toute idéologie dans l’action militaire et la conduite des affaires extérieures. Les cités grecques combattent, non pas pour des valeurs, des idéaux ou pour diffuser un modèle politico-culturel particulier, mais pour une pure volonté de puissance.

« Jamais aucune ville grecque ne combattit pour des opinions » disait prosaïquement Voltaire.[6] Sparte ne défend pas son modèle oligarchique au cours du conflit, Athènes n’entend aucunement étendre son idéal démocratique. Les alliances ne cessent de changer, l’ennemi d’hier et l’allié d’aujourd’hui. Les intérêts personnels dominent dans un éloge permanent du pragmatisme politique poussé à l’extrême. Les logiques froides s’enchaînent dans les argumentations des différents orateurs dont Thucydide recrée les détails.

Seule la force pure compterait dans les relations internationales. Thucydide livre ainsi le récit d’une époque pré-nietzschéenne également. « Par-delà le bien et mal », seul le résultat final compte et se justifie.[7] La volonté de puissance est érigée en loi de la nature humaine, il serait contre-productif et surtout contre-nature d’envisager toute instauration d’un ordre légal dans la chose politique. La modération est à de nombreuses reprises implacablement discréditée, les hommes ne respecteraient que la domination dans les rapports entre entités souveraines. « On a toujours vu le plus fort placer le plus faible sous sa coupe » argumente par exemple un représentant athénien au cours du conflit pour rejeter toute tentation de clémence envers les ennemis de la cité.[8]

Un manifeste contre le multilatéralisme ?

Par conséquent, faire de La Guerre du Péloponnèse une œuvre prophétique, comme le font de nombreux conseillers et think tanks néoconservateurs et ultraconservateurs en Europe et aux Etats-Unis, c’est donner à cette volonté de puissance une justification et une légitimité forte, remettant en cause toute forme de probité et de principes communs dans la conduite des affaires internationales. Le « piège de Thucydide », tout du moins la croyance en cette théorie prédictive, pousse à n’envisager les rapports entre Etats que via le prisme des intérêts particuliers, à rebours d’un certain idéalisme apparu dans la deuxième moitié du XXème siècle.

Les relations internationales, aujourd’hui comme du temps de l’Antiquité, seraient désidéologisées : un espace de pure concurrence entre différentes puissances. La Guerre du Péloponnèse foisonne de discours pouvant s’apparenter à des odes à l’anti-multilatéralisme. Les alliances et traités ne sont respectés qu’autant que les parties y trouvent un intérêt direct dans le livre. L’absence d’idéologie permet à toutes les cités, peu importe leur régime, de pouvoir s’allier à un moment ou un autre. Lacédémoniens et Athéniens signent d’ailleurs un traité de paix qui les allie à un tournant du conflit, avant qu’il ne soit peu à peu remis en cause par défaut d’intérêts communs : d’abord officieusement puis ouvertement avec la reprise directe des hostilités. Le réalisme est bien le seul argument qui vaille, les intérêts particuliers avant toute chose.

La matérialisation contemporaine de cette idéologie ancienne se retrouve dans la dénonciation permanente des institutions internationale par ces milieux « intellectuels » de droite et d’extrême-droite. Les organisations multilatérales, au premier rang desquelles l’Organisation des Nations Unies (ONU), sont aujourd’hui fortement dénigrées et délégitimées dans leur phraséologie, car elles ont justement tenté d’instaurer des valeurs et de l’idéologie dans les rapports inter-étatiques. Sécurité humaine, développement et instauration d’un Etat de droit, ces leitmotivs onusiens sont désormais rattachés à une utopie quasi-chimérique associée à la période post-seconde guerre mondiale par la rhétorique populiste.[9] Dans ce schéma, la justice internationale, notamment pénale, est également particulièrement dénoncée. Parmi les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies, seuls la France et la Grande-Bretagne ont signé puis ratifié le Statut de Rome instaurant une Cour pénale internationale par exemple.

Le risque des parallèles historiques :

Quiconque souhaite donc trouver des arguments pour défendre un système national et ultra-pragmatique pourra lire La Guerre du Péloponnèse comme une déclaration en faveur de son opinion propre. Beaucoup d’éléments de la mythologie « nationaliste » contemporaine, avant l’heure des nations, débordent des différents discours retranscris dans l’œuvre : l’appel permanent au passé glorieux des cités, la responsabilité vis-à-vis de leurs héros d’antan ou encore la justification d’une immoralité présente pour permettre un succès futur.

Faisant œuvre d’historien cependant, Thucydide a retranscrit ce qu’il a vu de manière la plus fidèle, sans pour autant l’approuver. Faire de La Guerre du Péloponnèse un manifeste pour une idéologie néoconservatrice ou ultra-conservatrice, c’est en dévoyer indéniablement le sens réel. Si l’auteur dépeint des relations désidéologisées et une manipulation constante des masses par les dirigeants politiques des différentes cités grecques, ce n’est en aucun cas pour l’encourager. Au contraire, sortant à de rares reprises d’une neutralité nécessaire au récit historique, il laisse apparaitre un jugement parfois sévère sur les hommes de son temps et leurs motivations.

« Les hommes en vinrent, pour qualifier leurs actes, à modifier arbitrairement le sens habituel des mots. L’audace insensée passa pour du courage et du dévouement au parti, l’attentisme prudent, pour de la poltronnerie dissimulée sous des apparences honorables, et la modération, pour le masque de la lâcheté. »[10] Conscient des dangers d’un réalisme politique froid, Thucydide le dénonce vertement quand il devient un frein à la réflexion politique, critiquant la volonté de puissance sans fin de ses contemporains. « L’homme d’esprit assez ouvert pour embrasser tous les aspects d’une situation était jugé totalement inapte à l’action, mais le coup de tête d’un impulsif passait pour un trait de mâle assurance. »[11] Une fois encore, le récit ne pourrait être plus d’actualité, alors que cette tendance à la glorification de l’action au dépend de la réflexion se retrouve dans beaucoup de discours anti-intellectualistes propres aux partis populistes.

Relire sans répéter :

Ainsi, si intégrer l’histoire dans la pensée politique contemporaine est, bien certainement, nécessaire, les parallèles historiques ne doivent pas encourager une essentialisation des événements futurs. La politologue américaine Hannah Arendt dénonçait déjà une tendance marquée, pour les conseillers politiques les plus dogmatiques, d’être « incapables d’apprécier la réalité en elle-même, car ils [ont] toujours présent à l’esprit quelque parallèle qui les [aide] à interpréter. »[12]

Le « piège de Thucydide » popularisé par Graham Allison n’est qu’une théorie particulière, parmi d’autres, qui ne doit pas encourager une forme d’inéluctabilité et de déresponsabilisation des acteurs. Plus encore, elle ne peut servir à imposer une idéologie particulière, le réalisme à outrance, comme une nécessité mathématique.

D’autres leçons peuvent en effet être tirées d’une lecture, sûrement plus assidue, de La Guerre du Péloponnèse. La chute finale d’Athènes face à Sparte n’est certainement pas étrangère à son mépris vis-à-vis de ses alliés proches dans des temps favorables à la cité, sa tentation hégémonique et surtout son abandon progressif, dans une période troublée, de ses institutions démocratiques déjà anciennement intégrées et respectées par la population. La division interne, sur fond d’intérêts personnels, plus que la perte de puissance réelle cause la perte de cette cité encore aujourd’hui présentée comme un exemple de participation citoyenne au sein de l’espace politique.

C’est donc certainement sur cet aspect que les lecteurs contemporains de Thucydide devraient s’attarder. Apprendre du passé ne signifie pas aveuglement le répéter.


[1] Elias, N. (1987). La Société des individus.

[2] Denis Roussel dans : Thucydide. (2000). La Guerre du Péloponnèse. Folio, Classique.

[3] Crowley, M. (2017). Why the White House Is Reading Greek History. Politico Magazine.

[4] Zajec, O. (2017). Le piège de Thucydide. Le Monde Diplomatique.

[5] Pierre Vidal-Naquet dans : Thucydide. (2000). La Guerre du Péloponnèse. Folio, Classique.

[6] Voltaire. (1763). Traité sur la tolérance.

[7] Nietzsche, F. (1886). Par-delà le bien et le mal.

[8] Thucydide. (2000). La Guerre du Péloponnèse.

[9] Thérien, J. P. (2012). The United Nations and human development: from ideology to global policies. Global Policy, 3(1), 1-12.

[10] Thucydide. Ibid.

[11] Thucydide. Ibid.

[12] Arendt, H. (1972). Du mensonge à la violence: essais de politique contemporaine.

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