Le mythe de la pensée complexe et la démocratie

« C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal » disait la politologue Hannah Arendt. Développer une réflexion sophistiquée devrait donc, au contraire, être un gage sincère de comportement politique rationnel. Quand la « pensée complexe » devient un instrument de communication cependant, des questionnements émergent nécessairement sur la place laissée aux citoyens au sein d’une démocratie représentative. 

Ce n’est pas nouveau. Des femmes et hommes politiques auraient une « pensée complexe ». Trop complexe ? Certains répondent par l’affirmative aujourd’hui en France et en font un argument solide pour défendre une parole politique contrôlée à l’extrême, une communication limitée au strict nécessaire institutionnel.[1] Arguant d’une impossible pleine compréhension de la part des masses électorales, la volonté à peine voilée est de verrouiller la parole présidentielle ou ministérielle, et ainsi rompre avec une prétendue tradition de l’explication et de la justification permanentes. Une politique du petit commentaire, souvent reprochée dans un passé proche, nuirait indubitablement à l’efficacité de l’action politique et aurait causé la perte de légitimité des exécutifs précédents : Nicolas Sarkozy et François Hollande.

Concept philosophique popularisé, entre autres, par le philosophe français Edgard Morin, la « pensée complexe » a dès lors été érigée en mythe communicationnel dont il est facile d’user. Les avantages sont nombreux. Complexifier sa pensée donne sans aucun doutes une forme de « profondeur intellectuelle » à une personnalité politique, la supériorité de l’homme providentiel. Cette tactique politique est-elle désirable dans le cas d’une démocratie glorifiant la souveraineté populaire, entendue comme l’égale participation de tous les citoyens ? C’est à cette question que cet article se propose maintenant de répondre, avec un objectif avoué : déconstruire ce mythe de la pensée complexe.

Les avantages d’une « pensée complexe » :

Comme démontré dans un article précédent, la politique s’élabore de moins en moins dans le débat d’idées interpersonnel de nos jours, de plus en plus au sein de groupes d’experts et de think tanks. Cet état de fait n’est cependant pas incompatible avec le maintien de fortes figures charismatiques.[2] Comme la société attache des idées à des noms, il faut nécessairement que quelqu’un porte la responsabilité des réformes politiques entreprises dans le pays.

Partant de ce postulat, vanter la pensée complexe d’une femme ou d’un homme politique au pouvoir est un outil de communication efficace, permettant de créer une mythologie à moindre frais autour de cet individu. Il devient l’incarnation unique de l’ensemble de son œuvre politique, alors même que des groupes d’experts multiples agissent en amont pour formuler et rédiger la plupart des lois soumises au vote du Parlement.

Arguer d’une pensée trop sophistiquée pour refuser de communiquer sur son action politique, c’est assurément s’octroyer une liberté de mouvement par la suite. Les dirigeants au pouvoir ont une réflexion développée, ils savent nécessairement ce qu’ils font, rendant la temporisation des résultats visibles d’une politique nouvelle forcément légitime. Les citoyens peuvent dormir tranquillement. Il faut accepter de ne pas tout comprendre immédiatement, les bénéfices seront visibles plus tard pour tout un chacun.

Paradoxalement, la pensée complexe devient aujourd’hui en France le corolaire d’un pragmatisme réel et assumé. Alors que les traditionnels idéologues de gauche et de droite sont rejetés dans « l’ancien monde » depuis l’élection d’Emmanuel Macron, car supposés trop dogmatiques, le réalisme en politique est érigé en pensée de long terme. Une rhétorique efficace rejette dans le conservatisme toute opposition à un changement dit nécessaire.

L’instrument de légitimation politique est fort, la communication efficace. Eluder une nécessaire pédagogie sur les réformes politiques menées, n’est-ce pas alors un moyen, pour le moins paternaliste, d’éloigner les citoyens de l’arène politique ? L’idéal démocratique d’une souveraineté populaire, volonté réelle du peuple, s’éloigne sensiblement. Le système institutionnel français favorise pourtant fortement cette tendance : celle des hommes providentiels et des sauveurs politiques.

​La souveraineté populaire et le mirage d’une démocratie directe :

Le philosophe hollandais Baruch Spinoza vantait en son temps la démocratie comme le meilleur système politique, du fait que « nul individu humain ne transfère son droit naturel à un autre individu. Il le transfère à la totalité de la société dont il fait partie. Les individus demeurent tous égaux, comme naguère dans l’état de nature ».[3] Un peu plus tard, le philosophe français Jean-Jacques Rousseau se faisait lui le chantre de la démocratie directe, système le plus à même de respecter la souveraineté populaire.[4] Mythifier la pensée complexe d’un dirigeant politique pour justifier d’une parole limitée, c’est alors, à rebours de ces penseurs, dénier aux citoyens lambdas la capacité réelle de faire des lois justes et efficaces en dehors des élections, et plus encore de comprendre pleinement ce processus.

La démocratie représentative passe ainsi pour un stratagème sous forme de moindre mal permettant de représenter les intérêts de tous les individus. L’élection du pouvoir exécutif tous les cinq ans, et secondairement celle du pouvoir législatif qui lui est subordonné, deviennent le moyen presque unique pour les citoyens de faire valoir leur souveraineté, théoriquement pour le moins. Dans une « monarchie républicaine », titre d’un livre du juriste français Maurice Duverger, la structure institutionnelle donne en effet à l’exécutif élu un pouvoir sans commune mesure par rapport aux autres pouvoirs traditionnels.[5] La démocratie directe est abandonnée à tous les niveaux, jugée trop hasardeuse. Le nombre de referendums depuis la mise en place de la Vème République en 1958 ne dépasse pas la dizaine[6] : autant qu’en deux années seulement en Suisse à titre de comparaison.

Dénoncé par des partis de gauche et d’extrême gauche qui en appellent à une VIème République, le système français offre pour ses partisans une stabilité sans commune mesure, à défaut d’une représentativité plus juste de l’électorat national. Contrairement au parlementarisme allemand ou britannique, le système majoritaire donne nécessairement à un parti, et par voie de conséquence à un individu qui le représente, l’ensemble des pouvoirs pour un temps donné. L’opposition est reléguée en organe de communication, force dénonciatrice qui peut au mieux mettre en lumière les errements du pouvoir, sans nécessairement pouvoir infléchir une politique.

Créer une mythologie forte autour de la capacité du président de la République est des plus opportuns dans cette structure ultra-présidentielle. Détenant des pouvoirs forts, il doit être un individu de talent, expérimenté, doté, bien entendu, d’une pensée des plus complexes. Si les mots ont du sens tout de même, un système politique qui fait la part belle à une « élite talentueuse », quand bien même élue, s’écarte une fois encore sensiblement de l’utopie démocratique traditionnelle. Pour pousser la réflexion encore plus à l’extrême, confier sa part de souveraineté à un individu seul ou un groupe réduit d’individus fait ainsi naturellement tendre le système vers une autre forme de régime : l’aristocratie dans sa définition historique.

Gouvernement de tous ou gouvernement des meilleurs ?

Alors que la démocratie est le gouvernement du peuple, l’aristocratie est historiquement entendue comme celui des meilleurs, des plus qualifiés : une forme de règne de la compétence. Alors que l’Antiquité y voyait simplement un gouvernement où un petit groupe d’individus défendait coûte que coûte le bien commun, sans devoir en justifier devant la majorité, le terme ne prendra son caractère péjoratif que plus tard, par glissement sémantique, devenant un gouvernement où une infime minorité opprime une large majorité.

Sparte l’aristocratique s’opposait dans l’ancien temps à la démocratique Athènes. Dans la première, toutes les décisions étaient prises au sein d’un conseil restreint, n’étant jamais rendues publiques avant leurs mises en application. La capacité supposée des dirigeants suffisait à assoir leur légitimité politique, leur pensée complexe en quelque sorte. Ils étaient compétents, et la majorité des habitants le reconnaissait. A Athènes au contraire, la place publique était un lieu premier de débat et d’échanges d’opinion. L’ensemble des décisions intéressant la vie publique devaient être débattues, discutées dans leurs implications réelles, avant d’être votées par les citoyens.[7] Si l’aristocratie lacédémonienne a finalement vaincu la démocratie athénienne durant la fameuse Guerre du Péloponnèse, Athènes reste le modèle dominant en termes d’idéal de représentation de la souveraineté populaire et ce jusqu’à nos jours.[8]

La stabilité du premier système s’oppose alors sans aucun doute à la juste représentativité des diverses opinions qui traversent la société présente dans le second et peut permettre d’approfondir la réflexion aujourd’hui. Si les deux cités représentent, bien entendu, des extrêmes difficiles à transposer complétement dans l’espace politique contemporain, chaque citoyen peut tout de même, selon son opinion propre, réfléchir au système qu’il estime le plus : celui dans lequel une minorité jugée capable décide sans concertation pour une majorité durant un temp défini, gage de stabilité forte, ou un autre, où l’ensemble des décisions sont soumises à la réflexion collective, source incontestable de débats plus animés.

Le risque de l’anti-intellectualisme :  

Questionner le mythe d’une pensée complexe ne doit, par ailleurs, aucunement s’apparenter à un saut dans l’anti-intellectualisme aveugle. L’article n’est en rien un appui aux dires de Cléon, rhéteur athénien démagogue, pour qui « les cités sont mieux gouvernées par des gens ordinaires que par des hommes d’esprit plus subtil ».[9]

Une pensée politique rationnelle se crée nécessairement dans la réflexion et l’expérience. La compétence n’est pas le problème, aussi flou et subjectif que soit ce concept, mais bien son instrumentalisation à des fins de réduction du débat et de la parole politiques. L’idéal démocratique se nourrit d’une forme de capacité, peu importe les courants idéologiques, mais celle-ci ne peut servir à créer un mythe justificateur autour d’un nombre trop restreint d’individus. Le risque d’un sentiment de non représentativité est fort.

L’appel à une démocratie plus représentative des différentes tendances et courants de pensée n’est donc pas un appel au nivellement des idéologies par le bas, comme peuvent le faire les partis populistes les plus extrêmes en Europe ou aux Etats-Unis. Leur dénonciation outrancière d’une élite intellectuelle qu’ils estiment prédatrice est hasardeuse, alors que les dirigeants de ces organisations sont très souvent issus de milieux sociologiques hautement favorisés.

En se réappropriant les codes des anciens partis ouvriers notamment, ces rhéteurs populistes se targuent de représenter le « vrai peuple » en érigeant le volontarisme politique en antithèse prétendue de l’intellectualisme, en doctrine politique à part entière. Les intellectuels ne feraient que débattre tandis que les « vrais » hommes politiques transformeraient eux un « bon sens » naturel en action. Toute pensée politique développée devient une notion superflue et paralysante, avec tous les dangers que cela entraine. Cette tendance a d’ailleurs été fortement présente durant la dernière campagne présidentielle américaine, associant malencontreusement idéal démocratique et rejet systématique des idées complexes. [10]

Confronter les « pensées complexes » :

« La gravité est un mystère du corps inventé pour cacher les défauts de l’esprit » disait enfin l’écrivain français François de La Rochefoucauld.[11] Une fois encore, la sophistication des idées ne peut être incriminée, seulement son affirmation inopportune. Si l’existence d’une élite intellectuelle est un élément essentiel dans une société démocratique ouverte aux débats d’idées, gage d’une gestion rationnelle des affaires courantes, elle ne doit jamais prendre la forme d’une confiscation de l’arène politique par une nouvelle forme d’aristocratie. Le mythe d’une pensée complexe ne doit pas être le voile masquant finalement une absence d’idéologie concrète. La pédagogie doit toujours primer dans un régime démocratique, la hauteur d’une fonction dirigeante n’est en rien incompatible avec une justification permanente auprès des réels détenteurs de la souveraineté : les citoyens dans leur entièreté.

Plus qu’unilatéralement se vanter, les « pensées complexes », au pluriel, doivent dès lors au maximum se confronter.


[1] Schneidermann, D. (2017). Réflexions simplistes sur pensée complexe. Libération.

[2] Stein, A. (2018). Qui rêve d’une technocratie au XXIème siècle ? Idées Hautes.

[3] Spinoza, B. (1677) L’Ethique.

[4] Rousseau, J-J. (1762). Du contrat social.

[5] Duverger, M. (1974). La monarchie républicaine.

[6] Conseil constitutionnel. Tableau récapitulatif des référendums de la Vème République.

[7] Paenhuysen, F. (1964). Parallèle entre les institutions de Sparte et d’Athènes. Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 1(3), 342-355.

[8] Thucydide. (ive siècle av. J.-C.). La Guerre du Péloponnèse.

[9] Thucydide. Ibid.

[10] Jouet, M. (2016). L’emprise de l’anti-intellectualisme sur la présidentielle. Libération.

[11] De La Rochefoucauld. (1665). Réflexions ou sentences et maximes morales.

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