De l’apolitisme journalistique au militantisme médiatique

Populisme rampant, antiintellectualisme et société du soupçon diffus, les menaces pesant sur la presse et sa légitimité sont multiples dans les démocraties européennes. Pas un jour ne passe sans que les « fausses nouvelles » et les « faits alternatifs » des uns ne fassent le bonheur éditorial des autres, au risque de devenir les nouveaux marronniers journalistiques du XXIème siècle. Un journal a-t-il le droit, dans ce contexte, de s’engager ?

Plusieurs « nouveaux » médias apparus très récemment sur la scène médiatique française ont fait ou font débat, soupçonnés pour certains d’accointances avec des partis politiques nationaux, pour d’autres de liens directs avec des régimes et des dirigeants étrangers. Quand des titres de presse reprennent la phraséologie d’un organe militant ou d’un gouvernement, quand il se font les sténographes d’idées politiques définies, brouillant à première vue la frontière entre communication politique et journalisme, le lecteur citoyen peut légitimement s’interroger sur l’identité de ce qu’il lit. Plus que l’analyse, c’est parfois le fond factuel de ces médias qui est alors remis en cause, mis en doute, accusé de partialité militante. La sacrosainte indépendance de la presse est en jeu.

Le problème, cependant, est que la dénonciation du militantisme journalistique tient plus souvent de l’argumentation ad hominem, sous fond de règlement de compte idéologique venant d’un simple avis politique contraire, que d’une réelle réflexion sur la problématique d’une politisation de la diffusion de l’information. Un organe en particulier anime alors des discussions passionnées depuis son lancement récent en janvier 2018 : Le Média, pure player (plateforme diffusée uniquement en ligne) accusé d’être un peu trop proche idéologiquement de la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon, de diffuser une information engagée donc.

Déjà intenses, les causeries ont été récemment ravivées à la faveur d’une fausse nouvelle diffusée à l’occasion des manifestations contre la loi ORE, et illustrée par une photographie sans rapport avec l’évènement en question.[1] L’occasion était trop belle : pour les détracteurs du Média de déchainer leurs critiques, pour d’autres peut-être de repenser plus largement le rôle politique de la presse en démocratie. Les médias ne pourraient-ils pas, légitimement, assumer un objectif militant, symbole d’un contrepouvoir efficace et nécessaire ?

Indépendance n’est pas apolitisme :

Pour vivre et respirer, une démocratie moderne a besoin d’une presse indépendante, non pas apolitique. Et la différence est majeure. Un journal réellement indépendant n’a de compte éditorial à rendre à personne : ni à un homme politique, ni à un parti, ni à un gouvernement, ni même à des intérêts économiques particuliers. L’information délivrée fait l’objet de choix en interne, décidés par une équipe de rédaction autonome.

Les conditions d’attribution d’une carte de presse en France sont d’ailleurs claires à ce propos. Depuis un arrêté du Ministre de l’Information de 1964, « les fonctions de chargé de relations publiques et d’attaché de presse sont totalement incompatibles avec le statut de journaliste professionnel ».[2] Pas de ménage toléré, tout du moins officiellement, entre militantisme politique et activité journalistique. Les raisons en sont logiques, la presse doit conserver son idéal de contrepouvoir démocratique, ce « quatrième pouvoir » devant à tout prix limiter les trois premiers au profit d’un « cinquième » : l’opinion publique, les citoyens en somme.

C’est là que les choses se compliquent justement. L’indépendance « due » aux lecteurs est menacée aujourd’hui par l’architecture même du système médiatique français. L’association française Acrimed et le journal Le Monde diplomatique mettent régulièrement à jour un graphique instructif sur la possession des principaux médias dans le pays. Si possession ne veut pas nécessairement dire contrôle direct sur la ligne éditoriale, le soupçon d’influences extérieures sur l’information devient légitime quand il apparait que seule une poignée de milliardaires se partage presque l’ensemble gâteau.[3]

Les lecteurs peuvent se poser la question. Pour en revenir au propos initial, la diffusion d’une information de qualité n’est donc pas, à première vue, menacée par la défense d’opinions politiques au travers de la presse, par une trop forte politisation du récit journalistique, mais bien par l’avènement d’une recherche de rentabilité au profit d’intérêts privés comme élément moteur de l’entreprise médiatique. Dès lors, peut-être pour se prémunir face à ces accusations de non-indépendance qui peuvent émerger, une forme de mythe de l’apolitisme médiatique a peu à peu tenté de s’imposer.

Le mythe de l’apolitisme médiatique :

Il est vrai, le discours courant tend souvent à distinguer ce qui relèverait de la culture d’un côté, et ce qui tiendrait de l’idéologie de l’autre, comme si les deux notions et concepts s’excluaient de manière complètement hermétique. « La culture est un bien noble, universel, situé hors des partis-pris sociaux : la culture ne pèse pas. Les idéologies, elles sont des inventions partisanes : donc, à la balance ! »[4]

Un mythe de l’apolitisme médiatique, d’une neutralité idéologique propre à des médias capables d’énoncer une vérité sous une simple forme factuelle, s’est alors construit, consciemment ou non. La presse décrirait le quotidien, ses problématiques, ses réussites et ses échecs, elle se rangerait dans le rang évident de la culture, aux côtés de la littérature, et non de l’idéologie. Participant à la volonté de légitimation de la presse traditionnelle vis-à-vis des citoyens, ce mythe, comme tous les autres qui occupent notre quotidien, a ainsi peu à peu naturalisé un fondé historique.

La culture peut-elle seulement réellement se détacher de toute idéologie ? Etre hors de toutes appartenances partisanes, est-ce pour autant faire preuve d’un réel apolitisme, d’une pensée neutre et objective ? Il faudrait seulement que cela soit possible. Ce qui est pris pour un « système de faits », l’apolitisme des médias, n’est en réalité qu’un « système de valeur », une construction idéologique et historique plus ou moins récente.[5]

Beaucoup de journaux traditionnels et déjà anciens se sont en effet créés sur un socle et un message militant à l’origine. Libération par exemple se voulait au départ être un relais de la parole populaire, des aspirations concrètes du peuple face au discours dominant. « La politique pour Libération, c’est la démocratie directe » déclamait ainsi le premier numéro du journal publié en 1973, alors que le philosophe français Jean-Paul Sartre prenait une part active à son équipe de rédaction.[6]

Peu à peu cependant, la grande majorité des titres de presse traditionnels ont adouci leur discours partisan pour prétendre à la neutralité éditoriale et ainsi atteindre une audience plus large. Le modèle économique changeant a obligé les médias à élargir leur audience, ce qui passe forcément par un message politique en apparence plus consensuel. L’entreprise mythologique touche seulement plus la forme que le fond, car aujourd’hui comme hier, l’information est toujours teintée d’une idéologie particulière.

Les faits sont neutres, pas l’analyse :

« Penser sans expérience personnelle est impossible » disait la politologue américaine Hannah Arendt. La presse ne peut en effet prétendre à la neutralité axiologique, ne peut s’arroger une légitimité scientifique, mathématique dans son analyse. Le récit journalistique se crée indubitablement dans l’expérience quotidienne, dans une confrontation aux faits, et surtout dans une réaction à ceux-ci. Si les faits et leur réalité ne doivent pas faire l’objet de débats, leur interprétation pourra toujours être questionnée et critiquée. Les « fausses nouvelles » sont un mensonge sur la prémisse même de l’information, non pas sur l’analyse qui lui est accolée.

Aucun choix, qu’il soit conscient ou non, n’a l’attribut de l’innocence. Même une simple énumération de faits bruts, quand bien même elle ne comprendrait aucune analyse de la part des journalistes, ce qui est reproché aux chaines d’informations en continue par exemple, reste encore empreint d’une subjectivité certaine. Une hiérarchisation est déjà idéologique en soit, car un média choisit d’amplifier délibérément un mouvement social ou un évènement, d’en taire un autre jugé moins important.

La vérité médiatique dépend toujours d’agents humains en fin de comptes, avec leurs propres histoires et leurs vécus déterminants. « Les philosophies finissent toujours par laisser surgir les hommes qui les hantent » disait le philosophe français Paul Nizan concernant les philosophes, dans une dénonciation similaire de leur prétendu apolitisme.[7] L’aphorisme peut aisément être étendu aux journalistes. Travail d’écriture parmi tant d’autres, un récit journalistique semble nécessairement dévoiler une part de son auteur.

L’apolitisme est donc une promesse impossible, vaine. Toute critique, toute analyse, qu’elle soit médiatique ou non est déterminée. Faire croire le contraire est hautement contreproductif et fait naître une frustration chez les lecteurs citoyens attachée à l’artificialité de l’affirmation. « La liberté du critique n’est pas de refuser le parti mais de l’afficher ou non » disait très justement Roland Barthes dans ses Mythologies.[8] Pourquoi ne pas l’afficher clairement alors ?

Assumer ses biais, affirmer ses aspirations :

« En politique, indifférent veut dire satisfait ».[9] Le mythe de l’apolitisme des médias, préalablement remis en cause, renforce indéniablement le soupçon de liens entre organes médiatiques et dirigeants politiques ou économiques, participant de la délégitimation du récit journalistique à laquelle assistent les démocraties contemporaines. Un récit neutre servirait le statu quo politique et les rapports sociaux, jamais le changement. A rebours d’une mythologie contreproductive, ne sera-t-il pas préférable d’opérer une réelle transparence vis-à-vis de la ligne éditoriale d’un média ? Assumer son réel parti pris et ses combats en quelques sortes, les affirmer clairement pour éclaircir le débat et faire des médias un réel contrepouvoir opérant.

Paul Nizan disait que les philosophes ne pouvaient plus s’abstenir d’une pensée pratique et concrète face à la réalité de leur monde et ses troubles, affirmation d’autant plus vraie pour les journalistes une fois encore. Tout en restant « indépendante », autant que possible du moins, la presse peut redevenir un agent de changement réellement engagé, un acteur militant qui fait de la mise à disposition du public d’informations éclairées un moyen d’empêcher des dérives politiques, économique ou autres.

Les journalistes sont un maillon essentiel de l’évolution sociétale dans la mesure où ils ont un droit de citer et de débattre permanent, une exposition au public importante. Les émissions et débats politiques font la part belle à l’analyse journalistique, à côté de la parole politique propre aux individus engagés dans des partis. Les médias peuvent donc assumer un rôle politique majeur, nécessaire : revenir à un militantisme politique d’après-guerre.

Les lecteurs semblent d’ailleurs de plus en plus enclins à payer un juste prix pour une presse réellement dévouée à la transparence de la vie politique, pour un réel contrepouvoir médiatique efficace. Donnant tort à une tendance générale de la presse française, un média en ligne payant comme Mediapart par exemple, à l’origine de la divulgation de plusieurs scandales politiques dans l’histoire récente, ne cesse de voir ses audiences et donc ses recettes indépendantes augmenter, alors que les titres de presse gratuits, ne se basant que sur des revenus publicitaires, souffrent d’un manque de légitimité important.[10]

Une plus grande transparence pour une plus grande légitimité :

Les habitudes changent, les modèles évoluent et une adaptation s’impose. La critique du journalisme sera rendue possible, légitime et sereine justement le jour où une position politique concrète et définie sera assumée et déclamée par un titre de presse. Dénoncer un parti pris sera faire preuve, soi-même, d’un parti pris, mais critiquer un média ne sera plus apparenté à une critique des médias, commenter le travail d’un journaliste ne sera plus une remise en cause du journalisme.

Accepter ses propres biais et engagements de long terme est finalement essentiel, cela permet d’éviter une hypocrisie contre-productive, qui ne fait qu’alimenter les critiques populistes déjà fortes d’un secteur essentiel à la vitalité démocratique. Le lecteur doit rester maître face aux influences qu’il reçoit, éclairé au mieux pour se faire sa propre opinion d’un fait ou d’un événement, sans essentialisation du discours : ne peut être un récepteur béat, un simple spectateur de télévision.


[1] Stoll, G & R. Février. (2018). Le Média dans la tourmente de l’affaire Tolbiac : les 5 actes de la polémique. Nouvel Obs.

[2] CCIJP. Conditions d’attribution de la carte professionnelle.

[3] Beyer, M & J, Fabre. (2018). Médias français : qui possède quoi ?. Acrimed.

[4] Barthes, R. (1957). Mythologies.

[5] Barthes, R. Ibid.

[6] Libération. (2013). Libération a 40 ans.

[7] Nizan, P. (1932). Les Chiens de garde.

[8] Barthes, R. Ibid.

[9] Nizan, P. Ibid.

[10] Plenel, E. (2018). Mediapart a dix ans. Et dix ans, ça ne suffit pas! Médiapart.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *