Une passion de droite pour des auteurs de gauche

Qu’ont en commun Antonio Gramsci, Georges Orwell, Hannah Arendt ou encore Jean Jaurès ? En plus d’être des auteurs majeurs du siècle dernier, tous acteurs engagés pour diverses causes chères à leur époque, ils sont aujourd’hui les cibles involontaires d’une récupération idéologique par les néoconservateurs en Amérique du Nord et en Europe. Peu sont malheureusement ceux ayant le luxe de choisir leurs héritiers.

Inverser l’imaginaire soixante-huitard, revenir sur un mouvement progressiste qui serait prétendument allé trop loin, tel a été l’ethos originel dudit néoconservatisme, un courant idéologique né aux Etats-Unis à la fin des années 1960. Le premier auteur à le nommer expressément fut le journaliste et intellectuel américain Irving Kristol : l’histoire lui en offrit volontairement la paternité. Les années Reagan marquèrent l’avènement politique de cette nouvelle tendance réactionnaire singulière, anticommunisme oblige, puis elle revint sur le devant de la scène politique au début des années 2000 à la faveur de l’arrivée au pouvoir de Georges W. Bush.

Le néoconservatisme serait un mouvement « réparateur », pas tellement conservateur au sens premier du terme. Plus que conserver ce qui est, propre de la pensée réactionnaire traditionnel, il souhaite faire advenir ce qu’il désire. S’il ne connait pas une réelle centralisation idéologique et militante, des grandes lignes idéologiques se dégagent tout de même. Sa raison d’être est clairement de s’inscrire en faux tant des conservateurs traditionnels que des libéraux progressistes, de s’ériger en troisième voie en quelques sortes.

« Les lois veillent sur les crimes connus et les religions sur les crimes secrets » disait Voltaire.[1] La rhétorique néoconservatrice se base alors sur une volonté de retour à un ordre moral et supposément « naturel », empreint du christianisme sur le plan social. La religion aurait forcément un rôle à jouer pour les néoconservateurs : une structuration sociale à travers sa dimension spirituelle d’un côté, une réelle assistance matérielle grâce à des associations et des fondations privées de l’autre.

Cultivant les néologismes, les néoconservateurs sont également très souvent acquis à la cause néolibérale, à tous les échelons de la société. Ces auteurs plaident pour une privatisation de l’ensemble des domaines de la vie quotidienne, l’enseignement et la santé n’échappant pas à la règle. L’objectif serait bien sûr d’offrir aux institutions religieuses une place de choix au sein de la société, palliant le désengagement étatique. Le néolibéralisme rencontre le traditionalisme.

Dans cette entreprise politique et sociale, une pratique semble ainsi revenir régulièrement, que ce soit aux Etats-Unis, pays qui a vu apparaitre la doctrine, et en Europe, continent qui est tenté de l’adopter : la réappropriation délibérée d’auteurs de gauche. Est-ce finalement paradoxal d’emprunter au progressisme pour une pensée qui se situe de manière peu contestable sur le côté droit du spectre politique ? L’article qui suit va tenter d’y répondre.

Une idéologie antiprogressiste :

« Un néoconservateur, c’est un homme de gauche qui a été agressé par la réalité » disait Irving Kristol.[2] Le néoconservatisme serait une idéologie de gauche désenchantée, soudainement devenue réactionnaire, car confrontée à une réalité que ces penseurs peinent à définir. La doctrine s’est toujours construite à partir de et contre le progressisme, réel ou fantasmé. Cet état de fait est tout de même étonnant, quand on sait que les figures de proue du mouvement sont essentiellement issues des milieux militants progressistes et d’extrême gauche des années 1960 ou 1970. Ces théoriciens ont abandonné leurs convictions de jeunesse pour la plupart, pour peu à peu former une idéologie contraire.

Les néoconservateurs exècrent tous les penseurs de la modernité et de la post-modernité. La philosophie française depuis Descartes est reniée, les Lumières jugées ternes. Les penseurs de ce qui a été labelisée la French theory et du post-modernisme, très populaires sur les campus universitaires américains dans les années 1980, sont prioritairement décriés, négativement jugés responsables d’un « nihilisme » moderne, d’une perte prétendue de repères.[3] Le relativisme culturel, le questionnement de la place de la culture occidentale dans l’histoire, qui se retrouve dans les écrits de Claude Lévi-Strauss entre autres, n’est pas accepté.

Démythifier et déconstruire les problèmes sociaux ne peut bien sûr convenir à des idéologues faisant d’un retour au fait religieux une clé de voute de leur approche politique. Bien que les néoconservateurs abhorrent les penseurs progressistes de manière générale, certains semblent tout de même faire exception à la règle, trouvant grâce à leurs yeux. C’est qu’une stratégie politique justifie parfois quelques entorses intéressées à ses propres dogmes.

Des penseurs de gauche devenus des icônes de droite :

« Au fond, j’ai fait mienne l’analyse de Gramsci : le pouvoir se gagne par les idées. » Qui voudrait louer les théories émancipatrices de celui qui n’était ni plus ni moins que le fondateur du Parti communiste italien, enfermé toute la fin de sa vie pour ses idées marxistes ou marxiennes sous la dictature mussolinienne, pourrait avoir prononcé cet aphorisme : un intellectuel de gauche ou une figure progressiste certainement. Bien plus étonnamment, cette phrase est au contraire issue d’un discours du candidat Nicolas Sarkozy de 2007, lui qui se présentait sans sourciller jamais comme « l’héritier de Jaurès »,[4] alors même qu’il avait axé sa campagne présidentielle autour de l’anti-progressisme en affirmant sa volonté de faire table rase de l’héritage soixante-huitard dans l’hexagone.[5]

C’est ainsi une constante du discours néoconservateur, auquel Sarkozy peut légitimement être rattaché dans nombre des aspects de sa rhétorique, le fait de louer ouvertement l’approche politique de penseurs traditionnellement situés à la gauche du champ intellectuel, Antonio Gramsci en tête. L’idée « d’hégémonie culturelle » développée par le stratège italien irrigue particulièrement la pensée néoconservatrice depuis ses premiers auteurs de la fin des années 1960, devenant un instrument exhaustif, quasi-moniste pour développer une stratégie politique.

Contrairement à une certaine droite et extrême-droite qui, aujourd’hui plus que jamais, base principalement son discours public autour de l’antiintellectualisme, le sempiternel mythe d’une opposition directe entre des élites « prédatrices » et un peuple « abandonné », les néoconservateurs font en effet de la conquête du champ intellectuel une priorité.

Le court-termisme importe peu pour les tenants d’un retour à un énigmatique « sens commun », l’important est l’irréversibilité du mouvement de diffusion de leurs théories. Les institutions, qu’elles soient politiques ou non, ont de tout temps étaient des vecteurs puissants d’idées. Alors que « le développement des intellectuels organiques » est essentiel pour peser durablement dans les débats dans la pensée gramscienne,[6] les principaux auteurs de la doctrine néoconservatrice sont issus du milieu universitaire ou ont réussi à l’intégrer. [7] Le néolibéralisme ou le retour à un ordre moral fortement teinté d’un imaginaire religieux sont des idées forces que ces théoriciens veulent ancrer durablement au sein des productions scientifiques.

Une fois les institutions intégrées, l’opinion publique pourra suivre, forcément. Parer ses idées du voile légitimant du prestige académique, c’est s’offrir une assise intellectuelle confortable et nécessaire pour espérer toucher un public plus large ensuite. A côté du champ universitaire, pour l’appuyer, des thinks tanks, des fondations aux statuts indéfinis ou des groupes de réflexion sont également les relais de l’imaginaire néoconservateur, fortement dotées par des fonds privés. Les idées sont les mêmes et les noms souvent équivoques : inspirés tantôt par l’auteur britannique Georges Orwell et son œuvre, une autre fois par la politologue américaine Hannah Arendt.[8]

Les auteurs néoconservateurs peuvent ainsi appuyer leurs propos sur des articles universitaires dûment labellisés, tandis que les penseurs organiques du mouvement trouvent des relais efficaces dans les thinks tanks et certains médias acquis à leur cause. La stratégie est rôdée. Un gramscisme de droite émerge lentement, réduisant à l’extrême et pour des fins intéressées la pensée complexe, presque insaisissable du théoricien communiste.[9] D’aucuns pourraient tout de même affirmer qu’une même stratégie politique pourrait se passer de l’utilisation d’auteurs de gauche. C’est qu’il faut brouiller les cartes, pour pouvoir mieux les jouer ensuite.

Une instrumentalisation intéressée :

La chercheuse française Juliette Grange a récemment consacré un livre aux néoconservateurs en France et aux Etats-Unis dans lequel elle évoque un principe de rétorsion propre à ce mouvement, « l’utilisation de concepts ou symboles d’un adversaire politique pour en faire un usage inverse de l’usage initial. »[10] Parler le langage de son adversaire politique, c’est se donner une chance accrue de le convaincre. User de références qu’il comprend, c’est enrober son discours d’une séduction intellectuelle certaine.

Comme déjà énoncé, les néoconservateurs sont, à l’origine tout du moins, des militants progressistes passés à droite à la faveur d’une « crise de conscience » qui leur fut propre. Il est aisé pour des penseurs issus de la gauche radicale de puiser dans son champ intellectuel, car ils en maitrisent habilement les codes. En instrumentalisant des auteurs variés, les théoriciens néoconservateurs semblent souhaiter qu’un maximum d’individus opèrent le même cheminement idéologique que le leur. La conversion ne doit pas paraitre absurde, le sentiment de reniement adouci. Les mêmes moyens pour une toute autre fin.

La pensée globale des auteurs cités n’est jamais revendiquée, seulement des arguments isolés pris au détour d’un livre ou d’un article. Les mots sont dévoyés, artificiellement dépolitisés, les classifications dissimulées. Le choix des auteurs n’est pas anodin, et révèle là encore un opportunisme politique parfois teinté de sophismes.

Les écrivains antitotalitaires sont privilégiés par les néoconservateurs, volontairement, car l’argument dystopique permet les comparaisons les plus fallacieuses. Big Brother imposerait en effet sa conscience progressiste de nos jours. Le néoconservatisme, comme nombres d’idéologies de droite et d’extrême droite, dénonce vertement une pseudo « bien-pensance », qui serait le signe visible d’un relativisme culturel propre à la gauche, aussi paradoxal, pour ne pas dire absurde, soit l’argument. Une censure sociétale, forme réactualisée de « dictature de la majorité », empêcherait les personnes de droite de s’exprimer librement, à l’heure même où leur parole est de plus en plus présente au sein des débats politiques.

Les progressistes souhaiteraient finalement imposer des vérités que ces idéologues jugent fausses ou exagérées : le réchauffement climatique, la théorie du genre et d’autres encore. Des concepts étonnants apparaissent alors pour s’y opposer : « l’écologie intégrale » par exemple, à milles lieux d’une conscience environnementale comme on l’entend généralement. Il est aisé de se laisser convaincre, car s’appuyer sur des auteurs majeurs de la résistance intellectuelle, de l’antifascisme et totalitarisme, c’est automatiquement se mettre dans le camp des défenseurs des opprimés. Pour qui s’y laisserait duper.

Idées du passé ou doctrine du moment ?

Certains le disent finissant. Le néoconservatisme semble tout au contraire être l’idéologie du moment dans de nombreux pays d’Europe et d’Amérique du Nord. Les personnalités politiques néoconservatrices retrouvent aujourd’hui les sommets de la hiérarchie politique aux Etats-Unis, influençant la politique tant intérieure qu’extérieure du pays depuis l’arrivée de Donald Trump à la tête du pays.[11]

En France, le néoconservatisme n’a jamais été rattaché à un parti ou courant politique particulier, mais ses influences se retrouvent essentiellement à droite, au carrefour des partis dits de gouvernement et de groupes beaucoup plus minoritaires. Le candidat républicain François Fillon semblait à première vue être le plus digne représentant de la doctrine lors des dernières élections présidentielles : proche des milieux catholiques traditionnalistes, soutenu par des groupes comme Sens commun,[12] et fervent défenseur d’un libéralisme poussé à l’extrême, ne reniant pas la comparaison fréquemment dressée avec Margaret Thatcher.[13]

Qu’en est-il d’Emmanuel Macron ? S’il souhaite mettre fin à l’héritage néoconservateur dans le pays, il l’affirme ouvertement,[14] le « en même temps » qui lui est si cher pousse tout de même à adopter un regard plus interrogatif sur son positionnement. Lui aussi semble cheminer entre un bagage intellectuel nourrit d’intellectuels de gauche et un penchant néolibéral et conservateur, un « ethos de droite » pour reprendre ses propres mots.[15] Sa tendance à vouloir développer un Etat simple organisateur de la libre concurrence, le dégageant de ses responsabilités sociales le rapproche de fait d’une tendance néoconservatrice sur plusieurs thèmes. Jusqu’à quel point ? Chacun est alors libre de juger.

La réflexion face aux absolus :

C’est finalement le signe d’une stratégie politique gramscienne réussie : la pensée néoconservatrice est aujourd’hui présente dans tous les milieux, qu’ils soient académiques, politiques ou encore médiatiques, chaque secteur servant de pilier de soutien à l’ensemble des autres. Variable selon les pays, mais relativement cohérente dans son approche, cette théorie ne cesse d’influencer les décideurs dans les démocraties occidentales, servant de malheureusement de contremodèle antiprogressiste.

Utilisant des références empruntées aux courants idéologiques qu’ils dénoncent sciemment, les militants néoconservateurs souhaitent, du constat largement partagé que nombre d’individus sont aujourd’hui en manque de repères dans la société, déduire qu’un retour à un ordre moral défini est forcément nécessaire. S’ils relativisent les idéologies et les assignent à un ordre naturel, un accord sur les prémisses ne vaut cependant pas partage des remèdes. Ne pas se montrer dupe d’une tactique politique intéressée est alors essentiel et passe par une lecture approfondie des auteurs instrumentalisés : non seulement ce qu’on en dit.

Les absolus ne profitent qu’à ceux qui les décrètent.


[1] Voltaire. (1763). Traité sur la tolérance.

[2] Landy, R. (2009). Idéologie : les néoconservateurs français n’ont pas disparu. Slate.

[3] Grange, J. (2018). Les Néoconservateurs.

[4] L’Obs. (2007). Nicolas Sarkozy se sent « l’héritier » de Jaurès.

[5] Maggiori, R. (2016). Il faut sauver Antonio Gramsci de ses ennemis. Libération.

[6] L’Humanité. (2007). L’Etat de droite.

[7] Grange, J. Ibid.

[8] Grange, J. Ibid.

[9] Keucheyan, R. (2012). Gramsci, une pensée devenue monde. Le Monde Diplomatique.

[10] Grange, J. Ibid.

[11] Hanne, I. (2018). John Bolton, un «ultra-faucon» fait son nid à la Maison Blanche. Libération.

[12] Libération. (2017). Polémique sur l’entrée au gouvernement de Sens commun en cas de victoire de Fillon.

[13] Sénécat, A. (2017). François Fillon repeint en rose les années Thatcher. Le Monde.

[14] Brustier, G. (2017). Macron rompt avec le cœur de la conception néoconservatrice des relations internationales. Slate.

[15] Vergnaud, V. (2018). « J’ai un ethos de droite » : qu’a voulu dire Macron avec cette phrase? Le JDD.

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