Pour une démocratie plus directe encore

Alors que le niveau national reste sans conteste l’échelon politique majeur en France, que faire advenir une réelle démocratie à l’échelle européenne semble être une priorité des partis pro-européens, le niveau régional demeure aujourd’hui encore, à dessein ou non, l’angle mort de la réflexion démocratique dans le pays. C’est pourtant de là que tout pourrait partir.

Pas une semaine ne passe sans que le discours médiatique, pour rapidement généraliser, ne capitalise sur la crise de confiance entre les citoyens et leurs dévoués représentants politiques. Les dirigeants sont renvoyés dans leur non-représentativité des différentes tendances idéologiques, tandis que la démocratie européenne et ses institutions sont décriées par les partis antieuropéens, jugées illégitimes.

Pourtant, si la réalité du « malaise démocratique » est difficilement quantifiable, les solutions concrètes pour l’atténuer peinent incontestablement à émerger. C’est que le jacobinisme résiste farouchement dans l’hexagone : la démocratie représentative y est érigée en absolu, l’élection de représentants disposant ensuite de mandats fondamentalement non-impératifs. Les élections présidentielles et législatives déterminent alors une direction politique pour cinq ans au moins, quand l’opposition, souvent majoritaire en nombre mais forcément désunie, car plurielle, est rejetée dans un simple rôle de commentateur impuissant.

Manifester son mécontentement est systématiquement suspect, ce serait le signe d’un non-respect du scrutin : d’un « mauvais-perdantisme ». Tout est pensé par le prisme des partis politiques. Il est inconcevable que l’organisation de la vie de la cité puisse se passer de ces intermédiaires institutionnels très respectés, organisateurs de la pensée publique : invraisemblable quand moins d’un pourcent des français y sont réellement engagés.[1]

Dans ce schéma rigide, l’échelon régional demeure l’impensé démocratique majeur, toujours hautement attaché à l’action administrative, bureaucratique. Sa dimension politique semble d’ailleurs avoir été reniée un peu plus encore par François Hollande « armé d’un crayon et d’une gomme » en 2015, dans une absurde démonstration de centralisation à l’extrême du pouvoir.[2] Des siècles d’histoire ont ainsi été remaniés par la volonté d’une poignée, modifiant arbitrairement la carte des régions françaises et les communautés politiques qui leur été attachées. Le volontarisme peut parfois se voiler d’une forte touche d’unilatéralité.

Certains pourront arguer qu’une identité culturelle et politique, si tant est qu’elle existe réellement, ne peut dépendre d’un simple découpage administratif. Et pourtant, le propos de cet article sera au contraire d’affirmer que la crise de la représentativité au niveau national, celle si souvent rabâchée en France, peut trouver un commencement de solution dans la création d’une réelle démocratie directe et surtout locale. Recréer des liens politiques et sociaux « par le bas », à tailles humaines, ne peut que profiter à la vitalité d’un pays dans son ensemble, chose que les penseurs et militants progressistes se doivent d’envisager. A défaut, la volonté du peuple risque de rester longtemps encore confisquée par le chant des sirènes populistes et de l’extrême droite. Un réel paradoxe.

Un idéal démocratique à refonder localement :

La critique d’une dépolitisation des individus est fréquente, mais le système dans son ensemble donne le sentiment d’une non-nécessité de s’intéresser aux questions politiques pratiques. Le langage courant tente d’identifier artificiellement les individus au champ politique qui les entoure : ceci est « votre autoroute », permise par « votre député », mais les citoyens n’ont que peu de pouvoir politique concret en dehors des grandes élections, peu d’occasions de réellement participer.[3]

Faire renaitre une démocratie directe et locale, ce serait alors, aussi simple que cela puisse paraitre, soumettre un nombre important de questions publiques au débat puis à l’approbation des personnes directement concernées : les habitants. Il ne s’agit pas tant d’innover, le référendum local n’a rien de révolutionnaire en soit, que d’accorder une confiance nouvelle aux individus qui sont les destinataires premiers de ces politiques. Le modus operandi particulier est à définir, le but de l’article n’est pas d’énoncer un modèle précis, mais l’initiative des referendums locaux doit nécessairement être populaire, ne pas dépendre du bon vouloir d’assemblées diverses comme c’est le cas actuellement. Peu de gens connaissent finalement leurs compétences réelles et s’y intéressent dans le pays.

Que ce soit sur des grands projets d’infrastructures comme des routes, des aéroports ou autres, sur des questions d’aménagement du territoire ou encore sur des questions concernant l’organisation administrative des territoires, redonner la parole et le pouvoir décisionnel au bout de la chaîne aux principaux intéressés est primordial pour recréer un lien d’intérêt avec l’espace public. Depuis l’idéal démocratique hérité de la période athénienne, fondement symbolique de notre système contemporain, la démocratie s’est toujours appuyée sur de petites entités, une proximité géographique entre les membres d’une même communauté. Les opinions doivent pouvoir se confronter.

Le problème des consultations actuelles, car elles existent dans les textes, est qu’elles sont peu utilisées dans les faits, majoritairement non contraignantes une fois réalisées et semblent donc résulter plus d’un moyen d’entériner des décisions pensées et décidées en amont, s’appuyant sur l’appui populaire par simple nécessité de légitimation a posteriori. Le « référendum » concernant le très débattu aéroport de Notre-Dame-des-Landes est emblématique de ces problématiques car il n’en était justement pas réellement un : une simple consultation n’ayant abouti à aucune concrétisation matérielle, tout le monde connaissant l’issue finale du projet.

Faire advenir une démocratie directe au niveau local n’empêche, en fin de compte, nullement le traitement d’autres problématiques à une échelle différente et par le biais de la représentation nationale élue. La consultation directe n’est pas, elle non plus un absolu, mais un moyen parmi d’autres de faire émerger in fine une démocratie des « cercles concentriques » : au niveau régional d’abord, national puis européen ensuite. Chaque thème est débattu au sein de la communauté la plus légitimement intéressée.

Les bienfaits d’une démocratie locale effective et respectée :

​Le reproche souvent adressé à la démocratie directe, c’est que les individus n’auraient pas ou peu la capacité de détacher la question posée de celui qui la pose. Les référendums seraient des votes d’approbation pour les dirigeants en place, peu importe le sujet traité. Si une part de vérité est envisageable au niveau national essentiellement, elle est difficilement estimable et cela est beaucoup moins vrai à un niveau régional ou local.

Sortir un nombre important de questions des luttes politiques nationales, trop dépendantes de partis aux intérêts diffus et minés par les ambitions personnelles, pour l’insérer au niveau local, c’est ouvrir le champ politique à un nombre plus large d’individus refusant a priori l’appartenance partisane : par manque de temps, d’intérêts, ou par simple désir légitime de ne pas soumettre leur conscience politique à des organes avec lesquels ils ne partagent qu’une part seulement d’opinion.

Comme un referendum, c’est nécessairement une campagne qui le précède, un échange d’arguments, de contre-arguments, jusqu’au consensus démocratique, la démocratie locale fait nécessairement entrer en jeu des acteurs différents, un pragmatisme essentiel. Ce qui est communément appelée « société civile » voit son rôle fortement magnifié. Un projet routier soumis à referendum peut impliquer un nombre incalculable d’acteurs intéressés : des riverains, des agriculteurs, des associations écologiques, des élus locaux etc. Tous ont un avis légitime sur la question, mais peu sont ceux disposant des moyens de se faire entendre à un échelon national.

La démocratie locale doit permettre une meilleure inclusivité de toutes les franges de la population dans la décision, être une porte d’entrée dans la vie publique grâce à une forme « d’éducation » à la participation politique. Donner la parole à des acteurs peu entendus habituellement peut leur permettre d’apprendre à débattre d’autre chose que des étiquettes politiques nationales, en manque criant de légitimité. Créer une vie politique réellement locale, sur des projets concrets, c’est notamment créer une communauté politique entre les villes et les banlieues, les espaces urbains et les zones rurales : des espaces foncièrement distincts, qui ne se rencontrent que trop peu souvent.

Il est vrai, le processus nécessite du temps, de l’argent, mais la démocratie dans son idéal doit toujours faire primer la représentativité et le compromis sur l’efficacité propre aux régimes moins délibératifs.[4] Les gens peuvent « mal voter » comme on l’entend parfois, souvent comme matérialisation d’un mépris social évident venant de ceux habitués à monopoliser le champ politique, mais c’est aussi cela la démocratie et les choix doivent être pleinement respectés. La démocratie directe doit sortir la décision politique de toute tentative de paternalisme.

Refonder des identités politiques locales :

Recréer une réelle démocratie directe et locale reviendra nécessairement à refonder des identités politiques et culturelles particulières, des particularismes distincts issus d’une réelle communauté d’intérêts. Bien que les langues régionales soient aujourd’hui célébrées comme des trésors culturels, la fusion des régions de 2015 avait tout au contraire été fondée sur une négation certaine des identités régionales : elles devaient céder le pas devant la « nation française ». A l’heure où il faudrait faire advenir une conscience et une identité européennes, le Premier ministre d’alors, Manuel Valls, disait clairement vouloir s’opposer « à ce que tout projet vise à défaire notre pays et la Nation ».[5]

Le fait que les particularismes, qu’ils soient politiques ou culturels, sont à ce point appelés au silence démontre de manière criante que le multiculturalisme sous toutes ses formes, horizontal ou plus vertical, reste encore aujourd’hui un tabou français, quand plusieurs pays anglosaxons en ont fait un modèle de société. Paradoxalement, le néolibéralisme qui guide nos conduites individuelles favorise les échanges et les déplacements, mais veut nier les identités plurielles qui en résultent.

Pourquoi un citoyen ne pourrait-il pas, sans se méprendre sur lui-même, cumuler une conscience régionale particulière, un attachement à la communauté politique d’un ou plusieurs pays et un sentiment d’appartenance européenne ? L’ultra-mobilité des individus qui est propre à la société contemporaine entraine nécessairement des attaches multiples, qu’elles soient transnationales ou entre différents échelons géographiques d’un même territoire. Les respecter n’est aucunement le prélude à la division.

Un antidote aux populismes ?

La tendance a toujours été de raccrocher la défense des identités régionales à la droite et l’extrême-droite du spectre politique. Jouant sur l’antiintellectualisme et la dénonciation des élites, ces partis monopolisent de fait la représentation des classes populaires et des identités particulières aujourd’hui. Le dernier exemple en date est la création récente d’un Ministre de la démocratie directe en Italie par le gouvernement récemment nommé, qui allie des membres de la Ligue, un parti d’extrême droite, et le Mouvement 5 étoiles, une entité antisystème aux contours indéfinis.[6] C’est une première mondiale, sous forme d’alerte.

Respecter les identités politiques et culturelles régionales, des « habitus » déjà anciens sur ces territoires pour reprendre les termes de Norbert Elias, ne signifie cependant pas glorifier aveuglement le folklore régional, un traditionalisme désuet, mais recréer des communautés politiques de plus petite taille, plus inclusive. L’identité n’a pas à être définie de manière excluante. « C’est le fait de la diversité qui doit être sauvé » disait très justement l’anthropologue français Claude Lévi-Strauss, « non le contenu historique que chaque époque lui a donné et qu’aucune ne saurait perpétuer au-delà d’elle-même ».[7] Les cultures locales ne doivent pas être un donné figé, mais bien une essence évolutive : un objet de débats, pas de musée.

Ainsi, bien qu’attachée à l’internationalisme hérité des idées marxistes, la gauche ne peut pas abandonner la démocratie directe et locale, forme concrète d’expression de la volonté populaire, aux populistes. Pour reprendre la main, les penseurs progressistes se doivent de trouver un moyen de redonner voix à des acteurs oubliés, dont la parole n’est que peu respectée politiquement et leur proposer de réels mécanismes d’expression publique adaptés.

Débattre de sujets communs créera un espace politique propre à une région, qui sera distinct de celui de la région voisine, contre la violence symbolique d’un centralisme exacerbé. « La diversité des cultures humaines est derrière nous, autour de nous et devant nous » ajoutait Lévi-Strauss.[8]

Pour sortir de la galéjade :

Ainsi, quand assigner des identités culturelles à des appartenances politiques particulières ou un rapport défaillant à la modernité ne peut que faire le lit des populistes, respecter les particularismes locaux, notamment politique, et leur donner la parole à travers de réels mécanismes de démocratie directe doit permettre de faire contrepoids à ces mêmes extrêmes. La négation d’une idée profondément ancrée entraînera toujours sa plus forte affirmation.

Une communauté politique a toujours besoin d’une capacité d’unir idéologiquement ses membres, de manière inclusive, pour conserver une capacité d’action concrète : il faut recréer du commun sur les territoires, des liens sociaux à tous les niveaux. Consacrer les différents échelons de la démocratie n’est donc aucunement associée à un mouvement réactionnaire, un repli antimoderne, bien au contraire. Il ne faudrait pas sous-estimer l’effet roboratif d’une réelle vie politique locale.

Elle ne serait certes pas une panacée, mais n’oublions pas que « quand on contraint une foule à vivre bas, ça ne la porte pas à penser haut. »[9]


[1] Le Parisien. (2016). Militantisme : les partis sont à l’agonie.

[2] Le Monde Diplomatique. (2018). « Armé d’un crayon et d’une gomme ».

[3] Marcuse, H. (1964). L’homme unidimensionnel.

[4] Stein, A. (2018). Qu’en est-il de la démocrature. Idées Hautes.

[5] Franrenet, S. (2016). Bretons, Alsaciens, Corses… défendent leurs régionalismes à l’ONU. Le Monde.

[6] The Local. (2018). Here is Italy’s new cabinet in full.

[7] Lévi-Strauss, C. (1952). Race et histoire.

[8] Lévi-Strauss, C. Ibid.

[9] Malraux, A. (1937). L’Espoir.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *