La fuite vers un humanisme déshumanisé

Affaire de l’Aquarius, séparations de familles aux Etats-Unis ou élection d’un gouvernement ouvertement anti-immigration en Italie : l’actualité récente démontre que les migrations humaines restent l’un des sujets politiques les plus sensibles aujourd’hui dans les « démocraties occidentales », sorte de marqueur idéologique séparant deux camps irréconciliables en apparence : ceux vantant l’humanisme d’un côté, ceux prétextant de leurs intérêts nationaux de l’autre. L’apparence a parfois ses limites tout de même.

Les migrations, volontaires ou non, sont constamment à l’ordre du jour médiatique depuis plusieurs années en Europe et en Amérique du Nord. Si fermer les yeux sur le sujet et les drames qui s’y greffent n’est plus une option envisageable, la question des déplacements de populations, qu’il s’agisse de demandeurs d’asiles ou de migrants – la confusion sémantique est fréquente – est cependant toujours envisagée du point de vue des pays dits « d’accueil ».

Roland Barthes, célèbre sémiologue français, affirmait que l’ensemble des représentations culturelles d’une société sont tributaires de celles de sa bourgeoisie, de sa classe dominante en quelques sortes, et le sujet des migrations ne fait pas exception à cette règle.[1] Les médias traditionnels et la quasi-totalité des partis dits de gouvernement des pays occidentaux ne cessent de parler de « vagues migratoires », triste allégorie si l’on envisage le drame qui se joue tous les jours en mer méditerranée, de situation « sans précédents depuis la Seconde guerre mondiale », comme si le demi-siècle qui nous sépare de ce marqueur historique représente un temps long de l’histoire de nos sociétés humaines.

Ces formules, en apparence anodines, ne cessent de dresser l’immigration en « problème » à résoudre pour les pays occidentaux, sans nuances : le mythe de « la crise migratoire ». Erigé depuis plusieurs années, ce mythe naturalise une sorte de fondé immuable, empêchant toute réflexion concrète sur la « problématique » de manière plus large. Les causes originelles des migrations sont peu étudiées et ce que cela signifie pour une personne d’envisager la réalisation d’un voyage risqué, périlleux par nature. La difficulté de l’accueil, luxe de celui confortablement installé, surpasserait incontestablement les raisons ayant poussé nombre d’individus au départ, à l’exil.

Le discours politique use forcément de cet état de fait, voyant dans la thématique migratoire transformée en « crise » une opportunité électorale non-négligeable. Le sujet est devenu une question politique détournée, où moyens et fins se brouillent sans cesse un peu plus. Les migrants, victimes d’une action ferme voire répressive dans certains pays, sont pris au piège d’une communication devenue moyen d’action à part entière, tandis que les réels destinataires de ces rhétoriques sont ailleurs : une base électorale en mal de repères identitaires. C’est ce que l’article qui suit tentera de démontrer.

 « Ferme » ou « humain et ferme » ?

En matière d’immigration et d’asile, les discours politiques repoussoirs émergent partout depuis quelques années. En Hongrie, en Italie ou encore aux Etats-Unis, les gouvernements démocratiquement élus dénoncent désormais sans vergogne et sans freins l’immigration, peu importe sa nature et ses motivations. Ils promettent une solution « rapide » et « efficace », usant de slogans traditionnellement l’apanage des extrêmes-droites les plus excessives. Les mots durs annoncent ouvertement des politiques répressives. Ils assument.

A l’inverse, dans d’autres pays, la rhétorique politique se pare d’une voilure plus humaniste concernant la thématique migratoire. L’accueil digne des migrants et des demandeurs d’asile est érigé en devoir moral qui honore. Dans la réalité seulement, la sévérité des lois sur les migrations et sur l’asile ne cesse de s’accroitre au niveau de ces Etats, les chiffres et statistiques en attestent. Un hiatus se dessine peu à peu entre une communication politique habile, et une pratique du pouvoir souvent proche des pays précédemment évoqués concernant le traitement des demandes de régularisation. Ils assument moins.

Faire l’éloge de la tolérance dans l’intolérance, tel semble ainsi être le nouveau credo de nombre de démocraties occidentales : une singulière politique de l’oxymore. Les valeurs humanistes sont affichées, vantées et chantées, noble héritage supposé des Lumières fondateur de leur modèle social. On y fait des discours, des slogans et on y célèbre des journées mondiales à foison d’un côté, quand des mesures très strictes sont proposées et souvent appliquées de l’autre. L’universalisme s’expose en vitrine, à une époque où greenwashing, pinkwashing et autres progressismes d’apparat semblent devenir des modes privilégiés d’action.

Une forme de discours convenu se forme sur des déconvenues. « Humanité » et « fermeté » répètent à l’envie de nombreux partis de gouvernement, de tous les bords, extrême gauche exceptée souvent, leur permettant de parler à toutes les sensibilités citoyennes : tant les électeurs favorables à un accueil des migrants que les autres. Les formules n’ont plus sens concrets, car les politiques sont proches entre les différents pays occidentaux. La rétention administrative pour les mineurs est possible tant en France, « pays des droits de l’homme », qu’aux Etats-Unis, autre « pays de la liberté », par exemple.[2]

Quelques exceptions viennent tout de même confirmer des règles partout strictes : des cas de migrants ou demandeurs d’asile ostentatoirement régularisés, permettant de donner un semblant de crédit aux discours prétendument humanistes. Il suffit de penser au traitement médiatique et politique de l’acte de bravoure réalisé par Mamadou Gassama, sans-papiers d’origine malienne, comme si cette histoire tenant de l’anecdote permettait de masquer la réalité contemporaine : une politique migratoire aujourd’hui hautement restrictive.[3]

Renier l’humanisme n’est donc pas possible dans certains pays, tout du moins ouvertement, il faut tenter de l’adoucir, de lui trouver des circonstances atténuantes : ce sera souvent un vague devoir de réalisme invoqué par les gouvernants.

Le réalisme comme philosophie politique :

Essentialiser ses solutions est le propre de toute stratégie efficace, leur offrir l’apparence satisfaisante de l’inéluctabilité. Le contingent doit prendre la forme de l’immuable. La meilleure arme de cette hypocrisie communicationnelle autour des migrants et des demandeurs d’asile dans certains pays devient le procès en naïveté intenté à ceux qui la conteste : il serait simple d’agir en observateur, mais la place des décideurs serait ailleurs. L’inaction permissive face à la réalité engageante.

Si « there is no alternative » a depuis longtemps était consacré comme l’aphorisme phare du néolibéralisme, sa déclinaison politique est présente également. Une gestion déshumanisée, technocratique, doit apparaitre comme la seule réponse envisageable à la « crise migratoire », realpolitik oblige. Dans cadre, l’humanisme réel, celui qui veut agir, est relégué aux simples dispositions de l’âme, hors de tout réalité politique : une « idéologie » inoffensive. Ce ne serait pas sensé, « prenez ma place et vous verrez » répètent à l’envie les responsables politiques des démocraties occidentales. Des mesures difficiles s’imposeraient dans des circonstances particulières, la raison primant le cœur peu importe leurs répercussions humaines.

Quand les bons sentiments sont présentés comme la chasse gardée des impuissants, le cynisme cependant se voile en sagesse. Toute pensée systématique, construite sur des bases intelligibles pour les électeurs, devient une tare. La politique à l’aveugle devient la norme car les femmes et hommes au pouvoir sont désormais élus sur des qualités personnelles prétendues, les programmes et idéologies ne sont plus qu’accessoires.

Quelles conséquences pour les migrants et demandeurs d’asile ?

Acteurs d’une politique qui n’est pas la leur :

L’outrance langagière d’un côté, l’hypocrisie communicationnelle de l’autre, et au milieu des migrants et demandeurs d’asile pris au piège de logiques qu’ils ne peuvent que subir. La politique est faite grâce à eux, avec eux, mais pas pour eux. Les médias et de nombreux partis politiques ont érigé les migrations contemporaines en « crise » aux allures de nouveauté historique, les migrants n’en sont que les acteurs impuissants.

« L’histoire de ton corps accuse l’histoire politique » dit sensiblement l’auteur français Edouard Louis. La politique dans son sens le plus large n’a en effet pas le même retentissement sur tous les membres d’une communauté politique particulière : un jeu, une œuvre abstraite et « esthétique » pour certains, des réalités concrètes, des épreuves de vie pour d’autres.[4] Ce qui relève d’une stratégie électorale d’un côté, un discours humaniste accolé à des pratiques politiques strictes, a en effet des conséquences sensibles de l’autre.

Les migrants et demandeurs d’asile ne sont pas la fin mais les moyens d’une politique qui les dépassent de trop loin. Fermer les ports italiens lors de l’affaire de l’Aquarius par exemple, c’était bien sûr satisfaire à faible coût la base électorale du nouveau gouvernement élu, et notamment les sympathisants de la Ligue, mais c’était dans le même temps imposer des contraintes supplémentaires aux individus secourus par les ONG.[5] Ces dernières sont d’ailleurs hautement instrumentalisées par le discours politique, accusées de tous les maux et de toutes les connivences.

Une impossible identification :

« Pour la plupart des individus, l’humanité comme cadre de référence de l’identité du nous est une tâche blanche sur la carte de leurs émotions » disait Norbert Elias dans La société des individus, l’une de ses œuvres sociologiques majeures.[6] L’auteur pointait là le manque criant d’identification que les individus de toutes origines peuvent avoir avec des destins, des histoires auxquelles ils ne réussissent pas à se substituer.

Comprenant cette réalité, le discours politique en a joué et en joue encore, dans la mesure où une approche statistique de la thématique migratoire la déshumanise constamment, en permet une gestion statistique pure, technocratique. Les destins de femmes et d’hommes entreprenant une migration transnationale et transcontinentale sont masqués par des chiffres, infime vecteur d’émotion et d’empathie du côté des pays traditionnellement dits d’accueil.

Tous les jours, des statistiques sont repris dans les médias, utilisant sans cesse les cadres de l’économie pour un sujet qui en est bien éloigné : des graphiques interrogent la hausse ou la baisse du nombre d’arrivées en Europe sur plusieurs années par exemple, mais ce ne sont que des chiffres. Personnifier la détresse, qu’elle soit politique, économique ou autre, lui redonner un visage humain, propre d’un réel humanisme, permettrait donc de l’envisager dans ce qu’elle est concrètement, dans ce qu’elle a d’identifiable à son propre vécu.

La primordialité du journalisme :

C’est là que les médias traditionnels ont une responsabilité incontestable. Encore une fois, si les mots confinent pour certains à l’esthétique, leur sens peut leur donner une réalité très concrète pour d’autres. Déjà évoqué dans un article précédent, l’idée d’un militantisme journalistique, d’une information engagée est en jeu. La « crise migratoire » est la crise que l’on en a fait, présentée chaque jour comme telle. Changer l’angle de perception de cette réalité, pour mieux la comprendre, doit nécessairement passer par un traitement autre de la question dans les publications de presse, l’adoption d’une phraséologie plus explicative.

Certaines images valent d’ailleurs mille mots, celles sur la situation des réfugiés et des migrants plus particulièrement encore : la thématique n’a jamais été autant débattue au sein des sociétés occidentales que lorsque des images dramatiques ont fait la une de la presse dans les années récentes. La photographie a de fait un rôle premier dans ce processus d’information, rapprochant instantanément l’acteur du spectateur et leurs histoires respectives.

Les citoyens des pays d’accueil ne doivent pas se voir attribuer un « simple droit d’acquiescement intellectuel » face à une histoire déjà construite, mais pouvoir envisager la problématique en connaissance de cause, en citoyens avertis, sans subir le biais des formules politiques et médiatiques toutes faites.[7]

Réaligner discours et action :

Faire de la thématique migratoire une « crise » a donc permis, on l’a vu, de lui offrir une unique solution de fermeté dans les démocraties occidentales, bien que parfois enrobée d’un discours d’humanité. Il est aisé d’invoquer de grands auteurs du passé, de grandes figures politiques progressistes pour ceux qui en ont les codes, sans pour autant s’inscrire dans leur héritage réel. Aussi longtemps que l’humanisme de façade sera érigé en principe d’action politique, cette hypocrisie persistera.

​Il serait pourtant nécessaire d’arrêter de prendre cette communication publique pour des sources d’informations objectives : les pays occidentaux sont loin d’être les premiers pays d’accueil de demandeurs d’asiles ou de migrants, loin de là, et les migrations sont une réalité ancienne qui n’est aucunement propre au XXIème siècle.[8] Penser en termes « d’opportunités », non de « solutions ».


[1] Barthes, R. (1957). Mythologies.

[2] AFP. (2018). Migrants mineurs en rétention : hausse de 70% en 2017 avec 304 enfants enfermés, un record.

[3] Duquesne, P. (2018). Macron, ou le tri « entre les bons et les mauvais pauvres ». L’Humanité.

[4] Louis, E. (2018). Qui a tué mon père.

[5] L’Obs. (2018). Les ports italiens seront fermés « tout l’été » aux ONG, annonce Matteo Salvini.

[6] Elias, N. (1987). La Société des individus.

[7] Barthes, R. Ibid.

[8] Kheniche, O. (2016). 10 pays accueillent plus de la moitié des réfugiés. France Inter.

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