Travailleurs, consommateurs et puis citoyens

« S’ils veulent un responsable, il est devant vous. Qu’ils viennent le chercher. Je réponds au peuple français ». Telles furent les paroles d’Emmanuel Macron devant les membres de sa majorité à l’occasion de ladite « affaire Benalla », feu de paille devenu incendie en quelques jours seulement en juillet dernier. Les mots du chef de l’Etat étaient forts, démocratiques. Seul problème ? La réalité politique et institutionnelle les infirme grandement.

Heureusement ou non, selon les avis, aucun mécanisme concret ne permet aujourd’hui de contester le pouvoir d’un chef de l’Etat autrement que verbalement, rien ne permet de le pousser à rendre des comptes « au peuple français » avant la fin de son mandat.[1] Le président de la Cinquième république est irresponsable de droit, tandis que ses ministres le sont de fait depuis l’avènement du fait majoritaire.

La participation politique de tous. Tel devrait théoriquement être le principe directeur d’une démocratie moderne. Comme démontré dans un précédent article, les mécanismes institutionnels qui régentent notre vie politique n’offrent pourtant que peu de grain à moudre à la volonté populaire, à une réelle « vitalité démocratique » qui permettrait à tous d’avoir le sentiment que les décisions politiques sont prises en leur nom, ou tout de moins dans l’intérêt d’une majorité dont ils pourraient éventuellement faire partie.[2]

Le système politique actuel s’accommode d’ailleurs hautement de cette réalité, peu de mouvements politiques faisant d’une meilleure implication des citoyens le point central de leurs programmes. C’est finalement que les principaux partis de gouvernement, et au premier rang desquels celui actuellement au pouvoir, n’y voit absolument pas une nécessité. S’il refuse promptement l’étiquette néolibérale qui lui est souvent accolée, le macronisme défend en effet, comme d’autres, une idée force du néolibéralisme dans son discours et son action : celle d’une prétendue émancipation des individus par le travail qu’il faudrait favoriser avant tout, et par-dessus tout.

Cette idée, qui a émergé dans la deuxième moitié du XXème siècle, semble alors hiérarchiser la condition humaine selon ses propres principes. Les individus seraient des travailleurs d’abord, condition leur ouvrant ensuite gracieusement le titre supérieur de consommateurs, et puis finalement, en fin de compte, celui d’électeurs-citoyens. L’action politique est secondaire, mise de côté presque car chasse gardée d’une minorité.

Bien sûr, comme toute mythologie contemporaine, cette idée qui revient sans cesse d’un travail émancipateur a quelque chose de fantasmé, de fondamentalement artificiel et édifié pour de simples besoins d’intérêts, mais elle est efficace et façonne la politique actuelle.[3] L’article qui suit va tenter de le démontrer.

Le travail comme valeur cardinale :

« Le travail est la source de toute richesse et de toute culture » énonçait déjà le programme de Gotha en 1875.[4] La société contemporaine a, à sa suite, mythifié de manière croissante le travail individuel et ses vertus. Il serait tout, « la santé », un « moyen d’épanouissement personnel », « émancipateur » et faiseur de femmes et d’hommes. Une vie réussie serait aujourd’hui une vie professionnelle réussie principalement. D’un côté « des gens qui réussissent » et de l’autre ceux « qui ne sont rien », tous arbitrairement évalués selon leur simple activité rémunératrice.[5]

Cette idée n’est pas propre à la France et au pouvoir actuellement en place. Elle irrigue au contraire toute la pensée politique occidentale moderne, que ce soit en Europe ou en Amérique du Nord. Dans Condition de l’homme moderne, œuvre maîtresse publiée en 1958, la politologue et philosophe américaine Hannah Arendt entend diviser la vie active des individus, celle qu’ils vivent dans le monde en rapport avec les autres citoyens, en trois catégories distinctes, hiérarchisées et exclusives : le travail, l’œuvre et l’action.

La première activité humaine, le travail est la moins noble pour l’auteur, car elle correspond à la simple satisfaction des besoins vitaux des individus, ceux qui leurs permettent simplement de continuer à vivre en consommant des biens périssables ne pouvant se transmettre aux générations futures. L’œuvre, la seconde activité, est au contraire du travail celle par laquelle les membres d’une société vont créer des biens d’usages destinés eux à durer, à être transmis aux générations qui vont suivre. Ils ont une fin définie et permettent de transformer durablement le monde extérieur dans un sens voulu, de façonner les sociétés particulières.

La dernière activité humaine, l’action (ou « praxis »), est finalement la participation politique des individus, « la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans l’intermédiaire des objets ni de la matière ». Il s’agit ni plus ni moins que de leur existence en tant que citoyens membres d’une société déterminée, et non de simples travailleurs-consommateurs. L’action est bien l’activité qui s’opère dans l’espace public, noble par définition pour Arendt car elle s’exprime hors de toute nécessité matérielle. Elle est la « condition humaine de la pluralité, au fait que ce sont des hommes et non pas l’homme, qui vivent sur terre et habitent le monde ».

Diviser la « condition de l’homme moderne » en trois catégories de valeurs distinctes est un préalable permettant ensuite à Arendt de démontrer que la société moderne, celle dans laquelle nous vivons aujourd’hui, n’offre plus à l’individu la possibilité réelle de se mouvoir dans le champ de l’action, celui du citoyen, car il est constamment repoussé et cantonné dans ceux du travail et de l’œuvre. L’espace des travailleurs n’ayant pour rôle principal que celui de la production matérielle, de la satisfaction de besoins primaires et secondaires devient son seul horizon. Les prétentions légitimes de tous à la participation au destin commun d’une société sont reniées par un système institutionnel qui ne l’encourage pas ou très peu actuellement, en dehors des seules élections organisées à échéances régulières.

Les individus sont des consommateurs, des travailleurs et même parfois des électeurs mais de moins en moins de réels citoyens pour Arendt, car le travail est devenu la valeur cardinale. L’auteur ne cesse de prendre l’exemple, à titre de comparaison, de l’Antiquité grecque et romaine durant laquelle le travail, l’activité propre à la satisfaction des besoins primaires, était tout le contraire d’émancipatoire. « Travailler c’était l’asservissement à la nécessité » dit-elle, expliquant pourquoi les esclaves n’étaient pas considérés comme des citoyens dans ces cités. Les individus devenaient « dignes » quand ils étaient libérés de la nécessité et pouvaient investir le champ politique, participer aux débats sur l’avenir de la polis.[6]

Volontairement extrême, l’exemple démontre bien un changement important de paradigme en quelques siècles seulement. Arendt écrit dans les années 1950, une période de forts changements sociétaux, et montre ainsi comment la démocratie a perdu de son horizontalité, pour peu à peu devenir un système vertical comme un autre, offrant à la hiérarchie politique et aux instances dirigeantes le rôle réflexif naturellement dévolu aux individus, aux citoyens dans leur globalité. La vérité politique s’impose par le haut, et l’action politique au contraire est devenue suspecte, suspecte de cacher des ambitions personnelles et des refoulements.

Une vision fonctionnaliste de la citoyenneté :

L’échelon du travail est donc devenu l’alpha et l’oméga de la société libérale puis néolibérale d’après-guerre. Dans les sociétés contemporaines, l’aisance matérielle est bien l’étalon premier de la réussite d’un individu ou un Etat, évaluée en termes de « salaires », de « production intérieure brute » et de « consommation des ménages ». Les nécessités corporelles se sont démultipliées, tout le système politico-économique leur est dévolu en priorité.

Les thèmes économiques inondent et monopolisent les campagnes électorales, tandis que les débats sociétaux ou philosophiques occupent les bas de programmes, dans le meilleur des cas. L’idée même « d’émancipation par le travail » sans cesse rabâchée montre que la liberté contemporaine est presque uniquement entendue dans sa dimension privée, confirmant les théories arendtiennes précédemment énoncée.

Une approche fonctionnaliste ou utilitariste de la citoyenneté semble avoir émergée. Travailleur avant tout, un citoyen doit pouvoir prouver son apport économique (et non social) à la société pour être digne de participer politiquement : rapporter autant qu’il ne coûte, ne pas créer « de la dette supplémentaire ».[7] La citoyenneté ne serait plus le partage d’une réalité commune car le mérite individuel est magnifié, tandis que l’Etat-providence est décrié ou contesté. Prouver sa dignité est un prérequis, faisant réapparaitre de manière plus abstraite une forme d’idée censitaire que l’on pensait disparue. « Soyez opératoires, c’est-à-dire commensurables, ou disparaissez » disait le philosophe français Jean-François Lyotard en tentant de décrire les caractéristiques de la société (post)moderne.[8] Etrange retournement démocratique.

Ironie de la tendance, même les femmes et hommes politiques sont aujourd’hui évalués sur leurs réussites professionnelles antérieures. Dans nombre de démocraties occidentales, des entrepreneurs, des banquiers et des directeurs d’entreprises privées couronnés de succès sont régulièrement appelés à exercer de hautes responsabilités politiques : ils auraient fait preuve de leurs compétences à diriger. Le langage de l’entreprise envahit en conséquence l’ensemble de l’espace politique. L’Etat devrait être géré comme une entité privée, à l’aide des dernières techniques managériales, quand ce n’est pas une simple privatisation qui est prônée. Le travail libère donc, épanouit, tout s’y crée et tout s’y perd, tout doit s’y transformer et s’y conformer. Dès la formation.

Former des travailleurs, pas des citoyens :

Un autre débat estival ayant agité l’espace politique français récemment appuie d’une certaine manière le propos général de cet article : l’orientation post-baccalauréat des futurs étudiants et le désormais fameux système d’affectation Parcoursup. L’une des affirmations souvent revenue dans ces discussions autour de l’université et de son rôle, c’est que l’institution formerait trop de jeunes dans des filières sans débouchés professionnels ; synonyme de sans intérêt. Dans une société ayant fait du travail sa valeur cardinale, une formation qui ne déboucherait pas sur un emploi prédéterminé et communément reconnu comme décent serait absurde, complétement irrationnel et créateur de « dette supplémentaire » certainement.[9]

Les principaux promoteurs de Parcoursup vantaient d’ailleurs un système permettant désormais à nombre de néo-étudiants de ne plus « perdre » inutilement d’années à l’université, comme si un semestre non validé était forcément synonyme de perte sèche pour un individu. Le discours émancipateur autrefois attaché à la simple possession du savoir s’est bien détourné. Il faudrait un diplôme au plus vite, permettant de rapidement intégrer le monde professionnel et y « réussir ».

Lyotard le démontre dans son ouvrage La Condition postmoderne, le savoir doit être utile au système économique dans les sociétés occidentales d’aujourd’hui.[10] Un consommateur épanoui semble plus utile qu’un citoyen averti. La majorité des crédits de recherche sont aujourd’hui dirigés vers les disciplines intéressant les recruteurs des entreprises privées, et les liens entre ces dernières et les universités ne cessent de se renforcer en Europe et en Amérique du Nord.

Si dès les années 1960, des projets novateurs avaient tenté de contredire cette tendance, ils ne durèrent que peu de temps. Le plus fameux fut sans conteste le Centre universitaire expérimental de Vincennes. Lancée en 1968 avec la volonté d’émanciper socialement les individus par la simple diffusion de savoir à des catégories de population en étant traditionnellement exclues, l’expérience fut rapidement dévoyée, cédant face à la tendance générale.[11] L’université ne doit plus être un lieu de réflexion et de partage d’un universel, formateur d’idéaux, mais de formation professionnelle uniquement, formateur de compétences techniques. Il faut pouvoir intégrer un moule préconçu en sortant, une place assignée dans le monde professionnel. Le travail se chargera d’émanciper les individus.

Quelles solutions alternatives ?

« Ce que nous avons devant nous c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail » avertit finalement Hannah Arendt.[12] Mécanisation et automatisation rendent l’œuvre créatrice de richesses de moins en moins dépendante de l’agir humain, rendant difficile de penser les formes de société futures par le seul prisme de la sacrosainte valeur travail. Que chaque individu soit défini et évalué par sa seule occupation professionnelle n’est plus envisageable dans une société qui ne permet pas à tous de travailler, de subvenir décemment à ses besoins par ses propres revenus du travail. Une part importante de la population se retrouve de facto exclu du champ politique, condamnée par certains à n’être « rien ».

Des idées nouvelles émergent tout de même pour inverser ce paradigme dominant, bien qu’encore peu connues ou reconnues. L’idée d’un revenu universel, vantée par certains partis politiques, prend par exemple pleinement en compte les failles du système actuel, tentant de réinventer la notion de partage d’un destin et d’intérêts communs. Pour ses défenseurs, chaque individu doit être rétribué a minima, sans conditions, pour les différentes formes de contribution qu’il peut apporter à la société, qu’elles puissent se quantifier économiquement ou non. Le progrès doit bénéficier à tous, la réussite s’évaluer d’un point de vue global sans mettre les individus en concurrence de manière permanente.

Instaurer un revenu universel pourrait in fine permettre à tout un chacun d’avoir le temps et les capacités de s’investir politiquement, de réintégrer le domaine de l’action ou de la praxis, celui qui donne du sens au monde commun selon Arendt. L’action politique au sens large peut prendre d’autres formes que le seul accès à des mandats électifs. Chacun pourrait ainsi être acteur de changement dans un sens donné, peu importe sa réussite matérielle initiale, trop dépendante de variables extérieures aux individus. « Politiser les masses ce n’est pas, ce ne peut pas être faire un discours politique » disait à raison Frantz Fanon, il faut leur donner de réels moyens de s’exprimer politiquement.[13]


1] Le Monde. (2018). Macron sur l’affaire Benalla : « Le seul responsable, c’est moi ! ».

[2] Stein, A. (2018). Pour une démocratie plus directe encore.

[3] Barthes, R. (1957). Mythologies.

[4] Programme de Gotha du parti social-démocrate allemand. (1875).

[5] France Info. (2017). Emmanuel Macron et son « Ceux qui ne sont rien » font le buzz.

[6] Arendt, H. (1958). Condition de l’homme moderne.

[7] Laïreche, R. (2017). Benoît Hamon à des infirmières : «Je suis l’anti-Fillon absolu». Libération.

[8] Lyotard, JF. (1979). La Condition postmoderne.

[9] Laïreche, R. Ibid.

[10] Lyotard, JF. Ibid.

[11] Arte. (2016). Vincennes : l’université perdue.

[12] Arendt, H. Ibid.

[13] Fanon, F. (1961). Les Damnés de la terre.

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