Les Premières Nations et le miroir de la honte

L’identité. Penser à qui l’on est et d’où l’on vient semble désormais être un défaut dans les sociétés occidentales. Devenant plus individualistes, elles semblent nous imposer une appartenance collective, soumise aux lois de la majorité sans lesquelles vivre ensemble paraît illusoire. L’analyse complexe menant bien souvent au communautarisme, l’article entend l’étudier par l’exemple d’un pays où l’identité n’a cessé d’être remise en cause par la nature même de sa création et de son développement : celui du Canada et de son rapport avec « ses peuples ».

Le Canada. Pour certains, une terre d’opportunités, de liberté où les paysages magnifiques se mêlent à une population accueillante et conviviale ; pour d’autres une vie centrée sur le multiculturalisme où descendants d’Européens côtoient ceux de l’Afrique et de l’Asie dans le respect et l’harmonie. En soi, un pays, semble-t-il, ouvert à toutes les communautés où il apparaît facile de vivre selon sa culture au milieu de toutes les autres. Comme dirait son Premier ministre Justin Trudeau : « nous sommes ouverts, nous prônons l’acceptation, nous sommes progressistes et prospères ».[1]

Cependant, à y regarder de plus près, cette vision idyllique tend à masquer certains absents de ce schéma d’ouverture. Des peuples qui ne firent pas partie de cette vague d’immigration mais qui l’ont, au contraire, accueillie, longtemps combattue et qui durent, au fil des siècles, l’accepter ou en subir les conséquences. Le lecteur l’aura compris, il s’agit des Autochtones.

Exemple probant des difficultés d’un pays à reconnaître son histoire, les Autochtones, desquelles l’on distingue les Premières Nations, les Métis et les Inuits, restent encore des éléments indésirables et incompris pour beaucoup de Canadiens. Pourtant, la présence française dans ce pays s’est à l’origine développée sous le signe de la proximité et de l’échange avec la plupart des communautés indigènes. Un rapport privilégié et presque unique, comme le démontre cette citation de l’historien américain Francis Parkman : « La civilisation espagnole a écrasé l’Indien ; la civilisation anglaise l’a méprisé et négligé ; la civilisation française l’a étreint et chéri »[2]. Bien que trop simpliste, cette phrase illustre tout de même une réalité, celle du particularisme de la relation des Canadiens-français et des Premières Nations.

Mais alors, comment comprendre cette fracture avec des peuples que l’acteur québécois Roy Dupuis appelle « nos frères ».[3] Avant le temps de la réflexion, un intermède historique s’impose car cette incompréhension chronique passe d’abord par le refus de regarder en arrière. Comme disait Raymond Aron, « les hommes font leur histoire même s’ils ne savent pas l’histoire qu’ils font ».[4]

L’origine d’une relation profonde :

Cartier, Champlain, Vaudreuil ou encore Montcalm ; autant de noms liés éternellement à cette histoire originelle et à la construction de cette alliance franco-amérindienne qui perdurera jusqu’en 1763, date du traité de Paris en vertu duquel le roi de France « cède & garantit à Sa dite Majesté Britannique, en toute propriété, le Canada avec toutes ses dépendances. »[5]

A la fois basée sur la guerre contre l’Anglais et le commerce des fourrures qui représentaient les intérêts majeurs dans la politique de la Nouvelle-France, on ne peut omettre également tous les liens culturels qui découlèrent de cette relation entre français et Premières Nations. Bien plus que de simples alliés, le développement d’une dépendance mutuelle durant deux cents ans entre l’autochtone et le colon influa indéniablement sur leurs identités respectives. L’un des exemples probants était celui « des domiciliés » ou Sept Nations, ces Amérindiens convertis au catholicisme et regroupés au sein de villages fondées par les Jésuites autour de la vallée du Saint-Laurent. Il est aussi possible de citer celui « des coureurs des bois », ces marchands et aventuriers européens qui vivaient et chassaient avec les autochtones, adoptant même leurs traditions et leurs coutumes.

En bref, des échanges et des rapports fondamentaux qui participèrent à un détachement culturel, une évolution identitaire perceptible dans la naissance de la nation métisse et l’origine des futurs Canadiens-français / Québécois considérés alors comme des « Européens ensauvagés »[6] aux yeux de l’Ancien Monde.

L’essor du paternalisme :

Cependant, avec la conquête anglaise et la construction progressive de la Confédération canadienne, on observa à partir du début du XIXème siècle un changement dans l’attitude de la culture dominante. En effet, motivée par le développement des colonies, l’expansion vers l’ouest demeura inévitable et accrut la pression sur les terres des peuples autochtones, alors même que celles-ci étaient garanties par plusieurs traités. Décimés par les maladies et les famines, les Premières nations n’eurent d’autre choix pour survivre que d’accepter les revendications canadiennes. En échange d’une aide fédérale qui s’apparentait davantage à une prise en charge, leurs terres furent saisies et le gouvernement les obligea à un cantonnement dans des réserves régies par le Parlement canadien et ordonnées selon la Loi sur les Indiens toujours en vigueur aujourd’hui.[7]

A cette marginalisation fut accolée une politique assimilatrice envers les jeunes autochtones, représentée par les pensionnats indiens construits entre 1831 et 1996. Financés par le gouvernement fédéral et tenus par des hommes d’Église, ces édifices faisaient écho à un chapitre sombre de l’histoire canadienne. En plus des nombreux abus corporels et du racisme ambiant de ces écoles, la mission de celles-ci était claire, comme le démontre cette citation du surintendant des finances Duncan Campbell Scott en 1920 : « Je veux que l’on se débarrasse du problème indien. […] Notre objectif est de continuer jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un seul indien au Canada qui n’ait été absorbé dans la société, qu’il n’y ait plus de question indienne ni de ministère des affaires indiennes ».[8]

Ainsi, en les empêchant de parler leur langue, en les séparant de leur communauté et en les forçant à adopter les coutumes européennes, ce processus participa à la destruction progressive de ce qu’ils étaient. Ni plus vraiment autochtones, ni vraiment européens, un entre-deux culturel où se confondit leur identité réelle et celle qu’ils furent forcés d’assimiler.

Entre dénégation et reconnaissance :

Sans regarder cette partie de l’Histoire, on ne pourrait comprendre la situation actuelle ; celle d’un peuple qui ne veut pas regarder l’autre, celle de Canadiens et de Québécois notamment qui semblent avoir oublié leur passé commun avec les Premières Nations. Comme si au fil du temps, on avait cherché à l’effacer de la mémoire collective, à cacher cette honte si pénible dans un pays considéré comme l’un des plus ouverts du monde. Ironiquement la devise du Québec « je me souviens » pourrait alors être transformée en « je me souviens, sauf de ça ».

Il faudra ainsi attendre 2008 et les excuses officielles du Premier ministre Stephen Harper pour qu’une première reconnaissance permette l’essor d’organismes financés par le gouvernement fédéral en faveur du rapprochement entre les peuples. Ce fut le cas de la Commission de vérité et de réconciliation qui, pendant 6 ans, sillonna les routes canadiennes pour recueillir les témoignages de plus de 6000 survivants de ces pensionnats. « Honorer la vérité, réconcilier pour l’avenir »[9], tel fut ainsi l’objectif d’un rapport rendu en 2015 qui entendait jeter les bases d’un futur collectif.

Cependant, ces initiatives, bien qu’importantes, ne représentent qu’une infime partie du chemin à parcourir tant l’incompréhension reste perceptible. Un sondage de 2015 démontre d’ailleurs que près d’un canadien sur deux a une opinion négative des Autochtones et ce taux grimpe même à deux sur trois dans des provinces comme le Saskatchewan.[10] Même si les revendications et mouvements de contestations des Premières Nations ont augmenté depuis les années 1990 (crise d’Oka, crise de Calédonia, mouvement Idle No More), permettant une exposition médiatique plus importante, cela a eu le paradoxe d’augmenter le ressentiment entre les communautés.

D’une part chez les Premières Nations où la résurgence des conflits territoriaux et le comportement fédéral et provincial vont être considérés comme du néo-colonialisme, et d’autre part chez les Canadiens auprès de qui les demandes autochtones vont favoriser cette image d’un « indien profiteur », assisté et même « voleurs de terres »[11]. En bref, des situations qui favorisent la continuité de cette fracture sociale et qui démontrent de la volonté autochtone à enclencher le processus de décolonisation pour retrouver leur identité.

Définir leur identité, un pari hasardeux :

Après tous ces élans d’écriture essayant de montrer l’influence de ce rapport historique dans les comportements politico-sociaux des communautés, on pourrait être tenté de trouver toutes sortes de grands discours propres à l’émotion ressentie face à une telle injustice. Un Martin Luther King autochtone pourrait dire, dans un contexte similaire, le fameux discours du pasteur américain « I have a dream » où un dialogue profond se lierait à une plus grande reconnaissance, et où l’harmonie serait à portée de main. Inutile d’être historien pour se rendre compte de la difficulté de ce processus.

Dans le cas du Canada, ce n’est pas seulement une question de droits, de racisme ou de place dans la société, mais c’est aussi savoir se reconnaître et être reconnu au sein d’un pays qui s’est construit sans les peuples autochtones. Un pays qui, il y a encore un an, fêtait son 150ème anniversaire ainsi que le 375ème anniversaire de la ville de Montréal. Ces exemples démontrent bien qu’il existe encore deux Canada, celui des Autochtones et celui découlant de l’immigration. La principale difficulté identitaire réside alors dans la manière dont ils sont considérés.

Si l’on analyse cela, on peut se rendre compte que leur représentation demeure ambiguë et complexe.  Entre Amérindiens, Indiens, Aborigènes, Indigènes et donc Autochtones, ces mots restent empreints d’une volonté de regroupement et se basent sur leur primauté territoriale. Une appartenance revendiquée également par les principaux concernés en répandant dans les années quatre-vingt le terme des « Premières Nations », marqueur de distinction et de revendication.

Pourtant en allant au-delà de cette uniformité, que trouve-t-on ? Les Québécois interrogés ne savent pas vraiment. Des notions scolaires qui leur restent, ils ne peuvent qu’énumérer plusieurs noms de peuples, évoquer brièvement l’histoire du rapport avec les colons, mais en définitive, ils se rendent compte de leur ignorance. « De l’éducation de son peuple dépend le destin d’un pays » a dit un jour Benjamin Disreali, homme politique britannique, et il n’avait que trop raison. Les problèmes d’aujourd’hui démontrent bien que cette éducation n’est pas adaptée.

En donnant la possibilité aux nouvelles générations de combler leurs lacunes historiques, peut-être permettrat-on une meilleure compréhension. Bien sûr, il serait injuste de déconsidérer le Canadien et son attitude de façon générale. D’une part parce que l’instruction incombe toujours à ceux qui nous dirigent, à une certaine idée de l’Histoire par ceux qui l’ont écrite, et d’autre part, parce que les Autochtones ont aussi une part de responsabilité dans ce manque de rapprochement. Ils paraissent seulement avoir bien plus d’excuses.

Le peu de rencontres réalisées avec des amérindiens empêchent l’auteur de l’article d’avoir un avis tranché sur la question. Bien qu’il soit évident qu’ils désirent retrouver leurs terres, conserver leurs langues et leur culture, leur Canada idéal et leur relation avec leurs voisins canadiens restent indéterminés. Une indépendance vis-à-vis du gouvernement ne risquerait-elle pas de renforcer leur marginalisation et d’accentuer les problèmes économiques et sociaux déjà très présents dans les communautés ? A l’inverse, un rapprochement culturel ne sonnerait-il pas le glas de l’identité autochtone ?

Face à une quête identitaire et aux tensions résultant d’une histoire oubliée, il semble ardu d’affirmer le devenir de cette fracture sociale. Alors que le Canada devient, semble-t-il, le nouvel Eldorado de respect et de tolérance pour les nouveaux immigrants en quête d’une nouvelle vie, les Autochtones sont encore en quête de leur place dans la société actuelle. Un double visage, une honte dissimulée de la culture dominante envers ceux qui demeurent les grands perdants de l’histoire américaine.


[1] Trudeau, J. (2015). La diversité, force du Canada.

[2] Cité par : Balvay, A. (2006). L’épée et la plume : Amérindiens et soldats des troupes de la marine en Louisiane et au Pays d’en haut (1683-1763). Éd. Presses Université Laval.

[3] Cité dans : Guy, C. (2015). L’indien, pilier manquant de l’identité québécoise. La Presse.

[4] Aron, R (1972-74). Leçons sur l’histoire : cours du Collège de France. Editions de Fallois.

[5] Traité de Paris (1763).

[6] Joncas. G. Cité par : Vaugeois, D. (2013). De Français à Canadiens. In 1763, le traité de Paris bouleverse l’Amérique, Québec, Septentrion.

[7] Loi constitutionnelle de 1867. 30 & 31 Victoria.

[8] Cité par Robelin, G. (2003). Le système des pensionnats indiens. In Agora débats/jeunesses 32.

[9] CVRC. (2015). Honorer la vérité, réconcilier pour l’avenir. McGill-Queen’s University Press.

[10] Ici Alberta. (2016). Les préjugés négatifs à l’égard des autochtones persistent. Radio Canada.

[11] O’bomsawin, K. (2011). Le racisme à l’égard des autochtones en milieu urbain au Québec. Montréal. Université du Québec.

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