Qui rêve d’une technocratie au XXIème siècle

L’annonce est fréquente. Le temps des figures politiques serait révolu, viendrait désormais l’ère des think thanks et autres groupes d’études. Les deux ne semblent cependant pas si incompatibles, voire, au contraire, se complètent dans un modèle illustré dans nombre de pays occidentaux. Quand le débat politique est confisqué par des hommes forts s’appuyant sur des experts sur-qualifiés, la démocratie perd alors ce que qui fait son essence : les débats d’idées et l’égale participation de tous.

En ces temps politiques que d’aucuns estiment troublés, le sempiternel débat oppose ceux appelant au retour d’hommes providentiels, sortes d’Hercules politiques des temps contemporains, et ceux, au contraire, pour qui le salut doit désormais passer par le règne de la compétence désincarnée : les fervents défenseurs d’une technocratie en somme. Dans ce dernier, les figures politiques charismatiques se voient dès lors supplantées par une horde d’experts hautement formés aux questions techniques, par de véritables professionnels de la gestion des problèmes en commun.

Au concept de technocratie se greffe alors instantanément celui de « scientisme », doctrine phare du XIXème siècle qui assigne à la science le devoir de régler l’ensemble des débats qui intéressent la société. Le scientisme souhaite « organiser scientifiquement l’humanité » pour reprendre les mots du philosophe et historien français Ernest Renan.[1] L’idée semble louable à première vue. Face aux atermoiements des idéologues politiques toujours suspects d’un militantisme intéressé, offrir aux hommes de science la gestion de la cité ne serait-il pas une idée des plus rationnelles ? Eux savent, c’est leur métier de savoir. La médecine a fait ses preuves, tout comme la biologie.

La réalité est tout de même un peu plus complexe. La politique entendue comme la gestion de la cité n’est ni la médecine, ni la biologie. Elle n’est aucunement une science exacte qu’il est possible de quantifier et de disséquer de manière infaillible. Plus encore, si le prétendre répond à des intérêts politiques singuliers, comme cela sera mis en lumière, cela peut se révéler d’un danger fort pour l’idéal d’une démocratie inclusive et participative. En voici une brève explication.

La « think-tankisation » de la démocratie parlementaire :

Jamais interrompu depuis le XIXème siècle, la causerie autour du scientisme et ses conséquences est revenue sur le devant de la scène politique à la faveur des débats autour de la création d’un Conseil scientifique de l’éducation nationale en France, suivant l’initiative de l’actuel ministre Jean-Michel Blanquer. L’organe qui « pourra être saisi sur tous les sujets ayant trait aux politiques publiques, comme l’intelligence artificielle » sera majoritairement composé de scientifiques : des chercheurs en neurosciences notamment.[2] Ouverture de la boite de pandore scientiste pour certains, nécessaire adaptation à un monde en rapide mutation pour d’autres, les positions sont variées et se défendent.

La création de ce conseil s’inscrit tout de même dans un mouvement contemporain plus profond dans les pays développés. La formulation des politiques publiques et l’écriture des lois se font aujourd’hui de plus en plus au sein de groupes d’experts, formes d’organes situés dans la zone grise entre les élus politiques et les groupes d’intérêts (pour ne pas dire lobbies). Rattachés plus ou moins officiellement à des partis ou mouvements politiques, ces think tanks sont de plus en plus présents pour faire des recommandations concernant la prise de décision politique.

Si ces experts devancent bien en amont les parlementaires pour l’élaboration des lois, et ce sur commande du pouvoir exécutif le plus souvent, c’est que pour certains la démocratie parlementaire et ses principes ne seraient pas (plus ?) à même d’assurer un fonctionnement « efficace » de l’Etat. Les élus ne seraient de fait pas de réels professionnels, des scientifiques à même de penser rationnellement les politiques qu’ils vont ensuite voter tandis que ces experts sont à peu d’exceptions près tous issus de l’élite académique, formés dans les meilleurs universités et écoles des pays développés.

Ainsi, bien que la politique s’incarne traditionnellement dans des pays comme la France ou les Etats-Unis, avec toujours la persistance de figures charismatiques au sommet de l’Etat, un nouveau rôle plus insidieux est offert à une masse inépuisable d’experts et spécialistes. La dimension affective rattachée à des personnalités fortes est contrebalancée, dans le même temps, par un « gouvernement de l’anonymat »,[3] bureaucratie non-étatique formée de chercheurs surdiplômés. Le pouvoir réel accordé aux groupes d’experts est hautement démesuré quand il est mis en parallèle de leur illégitimité politique complète. La séparation des pouvoirs est pour le moins chamboulée, remettant une forme d’idéal scientiste au goût du jour.

Les dangers d’une science érigée en principe politique :

« Spécialistes sans vision et voluptueux sans cœur, ce néant s’imagine avoir gravi un degré de l’humanité jamais atteint jusque-là. »[4] Le sociologue allemand Max Weber n’était pas tendre avec ces experts, qui font de la science le prisme ultime pour lire la réalité de la société et en régler les maux. Des auteurs de tous bords politiques ont eux aussi ouvertement dénoncé les dangers d’un scientisme exacerbé, mettant en exergue les risques d’une gestion humaine paradoxalement inhumaine. Penser scientifiquement, c’est en effet nécessairement faire de chaque problème sociétal une équation mathématique. Les statistiques et les lois des grands nombres prennent le dessus sur une gestion politique humaniste.

Situé à une extrémité de l’échiquier idéologique, le théoricien russe Mikhaïl Bakounine mettait en garde, dès le XIXème siècle, contre le remplacement des anciens dogmes religieux par un culte aveugle de la science et de ses possibilités de progrès apparemment infinies. « La science comprend la pensée de la réalité, non la réalité ellemême, la pensée de la vie, non la vie. » Le scientisme est pour lui la porte ouverte à une culture de la rationalité aveugle et du calcul statistique forcément inhumain. L’individualité et les souffrances particulières sont occultées. « La vie [serait] toute fugitive et passagère, mais aussi toute palpitante de réalité et d’individualité, de sensibilité, de souffrances, de joies, d’aspirations, de besoins et de passions » tandis que « la science [serait elle], au contraire, l’immolation perpétuelle de la vie fugitive, passagère, mais réelle, sur l’autel des abstractions éternelles. »[5] Le texte est fort.

Ce plaidoyer pour une séparation nette du domaine politique et de celui de la science est suivi au XXème siècle par une critique du scientisme toute aussi acerbe de la part des penseurs de la Théorie critique, Théodore Adorno et Max Horkheimer en tête, dans une période de troubles politiques majeurs. « L’ordre totalitaire installe le penser calculateur de son plein droit et s’en tient à la science en tant que telle. » La vérité scientifique semble porter en elle les germes d’une totalité effrayante, alors que la science a été érigée en valeur ultime par les dirigeants fascistes à partir des années 1930. L’abstraction de la pensée scientifique sans prise en compte des réalités concrètes fait inévitablement naitre un cynisme politique dangereux, surtout pour les minorités. Penser devient « un secteur de la division du travail ».[6]

Car prescriptive, la technocratie serait intrinsèquement autoritaire. Le scientisme postule qu’il y a une vérité en politique, entre deux propositions, l’une sera vraie tandis que l’autre sera fausse. Le débat ne porte plus sur différentes voies possibles mais oppose nécessairement le vrai et le faux, bafouant l’idéal démocratique d’un compromis entre plusieurs opinions politiques. Même l’économiste libéral autrichien Friedrich Hayek, dans sa dénonciation vigoureuse du planisme économique, mettait en lumière le danger d’un remplacement progressif des députés par des experts.[7]

Ainsi, de Bakounine à Hayek, les exemples d’auteurs fustigeant un idéal scientiste ne manquent pas, émanant de toutes les traditions politiques et idéologiques. L’idée n’est jamais de dénier toute utilité à la science en politique, le savoir scientifique est partout utilisé, bien heureusement, mais de prévenir contre une confusion entre vérité scientifique et vérité politique. Si la première sert nécessairement la seconde, les deux ne se superposent aucunement. C’est d’ailleurs surtout une instrumentalisation de la science pour en faire des arguments d’autorité qui peut être légitimement décriée de nos jours, peut-être plus encore qu’une réelle technocratie qui serait en marche.

Un instrument puissant de légitimation politique :

Faire appel à la science est en effet un outil fort de légitimation politique, très peu novateur en soit. Mettre la science de son côté, c’est délégitimer à moindre coût les avis contraires. « C’est la science qui le dit, pas moi. » Celui qui peut arguer d’une vérité scientifique, réelle ou supposée, dans son discours politique disqualifiera immédiatement son contradicteur, toujours coincé dans le domaine inférieur des idées abstraites. Remettre en cause un argumentaire prétendument scientifique c’est dès lors faire immédiatement preuve d’une mauvaise foi suspecte de conservatisme. La logique est efficace.

Les arguments d’autorité remplacent les débats d’idées. La Théorie critique a une fois encore vivement dénoncé ce positivisme scientiste inhérent à la société moderne. La langue scientifique est contraire au monde des idées, forme d’instrument de domination au service d’une aristocratie politique qui « enlève à tout ce qui est sans pouvoir la possibilité de s’exprimer ».[8] Qui ne peut se prévaloir d’un diplôme suffisamment prestigieux, d’un parcours suffisamment reconnu par ses pairs n’aurait aucun droit de participer à la vie de la cité et d’avancer ses idées, quand bien même il aurait une réelle expérience dans le domaine débattu. La politique devient un monde confisqué par les experts qui auraient « appris » à penser comme il faut.

Un utile mirage de scientificité :

Prendre appui sur des experts, aussi vague soit la notion, permet de faire passer des politiques nécessairement orientées idéologiquement pour des vérités scientifiques. Affublés volontairement de noms neutres et consensuels, les think tanks seraient des instituts qui « recherchent » de manière indépendante et objective, ils ne « militent » pas.

L’argument est ténu : aucune science n’est exempte d’inclinaisons partisanes. « L’opposition du XIXème siècle entre les sciences de la nature et les sciences historiques, comme la croyance à l’objectivité et la précision absolues des sciences de la nature, sont aujourd’hui choses du passé » disait la philosophe américaine Hannah Arendt.[9] Mis au service de partis politiques, les groupes d’experts émettent forcément des recommandations dans la direction voulue par ces organes intrinsèquement militants.

La plupart des think tanks tentent ainsi de penser une meilleure gouvernance, très souvent dans un sens libéral ou néo-libéral. Le benchmarking est érigé en dogme directeur, la réduction des dépenses publiques en sacro-saint. Une novlangue scientifique imprégnée de néologismes naturalistes permet de maquiller des arguments politiques en nécessités inéluctables. En essentialisant le discours, les groupes d’experts participent une fois encore à une entreprise efficace de délégitimation des opposants politiques. « Les dirigeants ne croient en aucune nécessité objective »[10] : ce n’est pas tant le scientisme que son instrumentalisation pour faire régner une idéologie particulière qui est dénoncée ici.

Plus que des experts, des citoyens éclairés :

« Contenter le peuple et ménager les grands, voilà la maxime de ceux qui savent gouverner » affirmait pour finir Machiavel.[11] Pas incompatible avec la mise en avant de personnages politiques hautement charismatiques servant alors de devantures trompeuses, le scientisme ou son instrumentalisation sont un moyen efficace pour produire une idéologie particulière et de la diffuser dans la société à moindres coûts politiques.

Sous l’apparence d’un débat parlementaire sauvegardé, une myriade de groupes d’experts sont les réels détenteurs du pouvoir, tandis que les élus de la nation sont relégués aux derniers échelons du processus : des simples chambres d’enregistrement. Les ordonnances votées récemment en France sont une illustration des plus équivoques de ce mouvement, alors qu’au même moment les amendements proposés par l’opposition sont sans cesse rejetés sans débats. Ce n’est pas le fond des réformes qui pose problème, mais bien la forme. La politique ne se fait incontestablement plus dans l’arène parlementaire traditionnelle.

Face à cette confiscation du débat par des organes antidémocratiques, à cette vie politique des groupes d’intérêts, faire de nouveau advenir une démocratie participative et de proximité, plus représentative, est nécessaire pour beaucoup. Plus que d’hommes providentiels et d’experts multi-diplômés, c’est de citoyens conscients et éclairés dont un pays a réellement besoin pour pouvoir arguer d’une bonne santé démocratique.

Un peuple plus difficile à contenter en soit.


[1] Renan, E. (1848). L’avenir de la science: pensées de 1848.

[2] Joffrin, L. (2018). Un conseil scientifique en éducation, mais pour quoi faire ? Libération.

[3] Arendt, H. (1963). Eichmann à Jérusalem.

[4] Weber, M. (1905). L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme.

[5] Bakounine, M. (1882). Dieu et l’Etat.

[6] Horkheimer, M. & Adorno, T. (1944). La dialectique de la raison: fragments philosophiques.

[7] Hayek, F. A. (1944). La route de la servitude.

[8] Horkheimer, M. & Adorno, T. Ibid.

[9] Arendt, H. (1972). La crise de la culture.

[10] Horkheimer, M. & Adorno, T. Ibid.

[11] Machiavel, N. (1532). Le prince.

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