Quand l’humanisme dialogue avec la charité

Pieux aventuriers, consciencieux dévots, les missionnaires sont souvent associés à une image romantique véhiculée par la littérature et le cinéma. Si les missions ont hautement évolué depuis les œuvres mystiques retracées dans le film Mission, la pratique n’est en pour autant pas désuète. Impérialisme culturel, acculturation et appropriation de la misère à des fins d’intérêts particuliers : les questionnements associés à ces pratiques demeurent également.
Prêcheurs des temps contemporains, les missionnaires sont toujours hautement actifs dans un ensemble de régions du monde, majoritairement les plus défavorisées ; en Amérique du Sud, en Afrique et dans certains pays d’Asie. Bien que les chiffres exacts de leur présence soient difficiles à établir, ils bénéficient de ressources financières et humaines importantes, issues de riches donateurs dans les pays développés. Les mouvances et pratiques sont hétéroclites, mais elles correspondent principalement aux multiples branches du christianisme et leurs sous-divisions ; protestantisme évangélique, méthodisme, pentecôtisme, jésuitisme et nombre d’autres encore. Serviteurs affirmés de leur foi, ils le sont d’intérêts politiques parfois bien plus terrestres cependant. Le danger est dès lors précisément que leurs actions se situent à mi-chemin entre une aide au développement classique, offrant un soutien matériel à des populations dans le besoin, et une évangélisation pure et simple des consciences. Si nombre de missionnaires arguent qu’il n’est pas prérequis de partager leur foi pour bénéficier de l’aide offerte,[1] la réalité semble bien plus complexe. L’assistance n’est pas un concept abstrait qu’il est possible d’envisager en dehors de toute réalité empirique, celle-ci étant inéluctablement dépendante de relations interhumaines et d’un rapport de force déséquilibré. Salut de l’âme ou sauvetage des corps, l’aide aux plus démunis reste-t-elle alors encore la fin, où devient-elle un simple moyen pour imposer ses croyances propres ? La question reste ouverte ; trop pleinement dépendante des convictions et croyances propres à chaque individu. L’article qui suit tente tout de même d’y apporter un début de réponse.

Un champ d’intervention toujours plus large :

Autoproclamées œuvres de bienfaisance ou de charité, les missions tentent de pallier une main gauche étatique tremblante voire défaillante, pour parler en termes bourdieusiens, dans des pays souvent fragiles et dont les services publics sont limités. Les méthodes convergent donc de plus en plus entre organisations humanitaires classiques et organisations prosélytiques, bien que ces dernières tirent la majorité de leurs financement d’églises et paroisses situées dans des pays étrangers et promeuvent des pratiques bien plus conservatrices. Les missions font preuve d’une professionnalisation croissante dans l’assistance prodiguée ainsi que dans la valorisation extérieure de leur action. La conquête des esprits nécessite des moyens forts, dont le marketing fait intrinsèquement partie. Dès lors, se pose la question nécessaire des limites auto-imposées dans l’aide apportée. Sur les terrains d’action, les missionnaires se distinguent des organisations non gouvernementales (ONG) traditionnelles, même confessionnelles (celles qui revendiquent l’appartenance à une religion sans en faire la promotion), par la fin même de leur action. L’aide qualifiée d’humanitaire ou gracieuse est le moyen d’un objectif jugé supérieur, celui de la conversion spirituelle des bénéficiaires. Ce changement de paradigme propre aux missions prosélytiques, qui voile l’assistance offerte d’une conditionnalité de transformation culturelle et sociétale, renverse bien le schéma traditionnel. Il est alors aisé d’y voir des opérations à faibles coûts pour imposer un culte particulier dans des espaces en situation de détresse certaine.

Une incapacité à penser la diversité culturelle :

La relation entre missionnaires et bénéficiaires est en effet foncièrement déséquilibrée. Les missions incarnent une forme d’incapacité à penser la différence culturelle et cultuelle. Une hiérarchisation des modes de pensée et de croyance guide nécessairement l’action entreprise. Les cultes traditionnels et païens pratiqués souvent depuis plusieurs générations sont jugés inadaptés voire occultes. Les missionnaires peuvent facilement faire reposer tous les maux passés sur ces pratiques. La conversion ouvre la porte à une assistance et doit devenir le point de départ d’une vie nouvelle prospère. L’adaptation au modèle dominant devient donc la condition sine qua none d’un échange qui en perd mécaniquement son élément fondamental. La psychologie mise en œuvre est efficace, solidement appuyée sur des conditions sociales fragiles. Un appel à la littérature peut permettre une fois encore d’apposer des représentations sur des concepts. Dans son Martin Eden, l’écrivain américain Jack London suggère que l’héroïne a « une de ces mentalités comme il y en a tant, qui sont persuadées que leurs croyances, leurs sentiments et leurs opinions sont les seuls bons et que les gens qui pensent différemment ne sont que des malheureux dignes de pitié. C’est cette même mentalité qui de nos jours produit le missionnaire qui s’en va au bout du monde pour substituer son propre Dieu aux autres dieux. »[2] Une pitié magnanime structure bien la relation, bien plus que la volonté d’échange culturel et de compréhension des facteurs structurels de la pauvreté.

Un échange qui n’en est plus un :

« La liberté ne peut s’exercer que par des hommes à l’abri du besoin ».[3] Ces mots parfois attribués au révolutionnaire français Louis Antoine de Saint-Just prennent un écho particulier ici. Quelle est la liberté des populations ciblées de résister à cette influence culturelle imposée à grands coups de moyens financiers parfois démesurés. Les Eglises dialoguent avec des populations vulnérables, souffrant d’une précarité sociale et économique forte.[4] « Quiconque nourrit un homme est son maître » disait encore Jack London.[5] Il est impossible pour les personnes cibles de refuser une aide matérielle forcément vitale et urgente, ouvrant la voie à des compromissions culturelles certaines. L’action prosélytique se matérialise souvent par l’ouverture d’écoles, de dispensaires, d’hôpitaux ou encore d’orphelinats. L’éducation et la santé sont des domaines propices à la diffusion d’un modèle culturel et cultuel particulier ; le gage d’une influence durable. Les organisations religieuses pallient des manques incontestables, mais, argumentum ad logicam, le constat valable d’une misère réelle n’implique pas l’inéluctabilité de la solution proposée. Leurs actions tendent à créer des systèmes à plusieurs vitesses, notamment au niveau éducatif, avec des programmes qui varient selon les écoles et les mouvances religieuses. Des logiques de concurrence et de puissance naissent de plus inévitablement entre les différentes entités missionnaires, ce qui est parfois source de surenchère outrancière et de tensions supplémentaires dans des espaces déjà divisés.

De la conversion à l’acculturation :

Imposer un modèle, c’est inéluctablement en affecter un autre. Un néo-colonialisme plus diffus ou insidieux que celui traditionnellement dénoncé émerge donc dans l’action missionnaire, qui ne s’insère jamais dans un espace vide. Si certains argueront que les ONG traditionnelles tentent, elles aussi, d’imposer un modèle culturel particulier (souvent désigné sous le nom de liberal internationalism), les missions sont un moyen de diffuser une doctrine à la fois religieuse et politique. Une part importante des missions protestantes en Afrique par exemple sont issues des Etats-Unis (évangélistes et pentecôtistes principalement) et se font les porte-paroles de son idéologie spirituelle et sociétale particulière : promotion de l’individualisme et de la démocratie dans des espaces y étant traditionnellement étrangers. Sur le plan religieux, l’acculturation des populations visées est inévitable, comprendre l’adaptation au modèle idéologique dominant. Les religions sont des éléments culturels et collectifs qui se transmettent de manière intergénérationnelle. En « imposant » leurs dogmes, les missionnaires de tous bords menacent inévitablement la cohésion sociétale, l’homogénéité culturelle et cultuelle dans des pays déjà lourdement affectés par des épisodes coloniaux la plupart du temps. Le syncrétisme religieux découle de ces actions prosélytiques, mélange nouveau de cultes traditionnels généralement polythéistes ou animistes et de religions monothéistes importées.

Le syncrétisme haïtien comme exemple :

Haïti est un exemple emblématique de ce phénomène d’acculturation. Alors que le vaudouisme est un élément essentiel de l’identité culturelle haïtienne, très présent au moment de la lutte pour l’indépendance au début du XIXème siècle, il a peu à peu intégré des éléments chrétiens (surtout catholiques) durant les décennies qui ont suivi l’émancipation politique. En résulte un syncrétisme réel, un imaginaire plus ou moins teinté de l’une des deux influences, vaudouisme et christianisme, selon les espaces et les milieux sociaux. Le phénomène est d’ailleurs toujours en marche. Bénéficiant d’une absence certaine de régulation, les missionnaires sont aujourd’hui encore fortement présents sur l’île caribéenne, principalement en provenance des Etats-Unis. Quand les ONG traditionnelles se désinvestissent progressivement du pays après des années d’activités intenses, les missions américaines prennent de facto le relais et investissent dans tous les domaines ; éducation, santé et services sociaux en tout genre. Un simple tour à l’aéroport de Port-au-Prince permet de prendre conscience de l’ampleur du phénomène, tant les missionnaires sont volontairement visibles. Nombre d’entre eux arborent fièrement des t-shirts aux locutions ambitieuses et équivoques, presque toujours rédigées en anglais (Save Haiti par exemple), démontrant une fois encore une volonté d’échange culturel limitée. La population peine alors légitimement à distinguer entre les différentes entités, et surtout les intérêts variés. Les œuvres missionnaires n’ont d’ailleurs pas été exemptes, notamment en Haïti, de scandales et faits divers liés à leurs pratiques. Des logiques d’intervention souvent teintées d’un courtermisme inefficace cumulées à un fort sentiment d’impunité ont en partie favorisé ces dérives, affectant une fois de plus leur légitimité.[6]

Le rôle d’un athéisme humaniste :

Finalement, remettre en question le rôle pris par les missions chrétiennes dans l’aide au développement revient à poser la question plus philosophique de savoir ce qui motive une intervention dite humanitaire, un secours à des populations jugées démunies. « La souffrance oblige » disait le philosophe français Paul Ricoeur, « elle rend responsable ses témoins », mais faut-il encore en déterminer les fondements.[7] Une charité religieuse semble aujourd’hui faire face à un humanisme séculier ; deux motivations distinctes d’un même objectif de solidarité. Comprendre ses propres schèmes, biais et influences est primordial pour porter un jugement éclairé sur ces débats toujours sensibles. Relier développement spirituel et de développement économique, principe à la base de l’action des missionnaires, interroge de fait d’autant plus dans des pays où l’action publique est traditionnellement préservée de toutes influences religieuses ; les régions fortement empreintes d’une tradition politique séculière. En France notamment, le système politique veut que la spiritualité soit cantonnée à l’espace de l’homme privé, tandis que l’action politique correspond à celui de l’homme publique. La foi est alors traditionnellement opposée à la science, la spiritualité à la rationalité. L’évangélisation et l’action missionnaire interpellent de fait bien moins dans les pays anglo-saxons, qui font de la communauté, religieuse ou non, un espace d’action publique premier et essentiel. Un humanisme athée ou athéisme humaniste s’est donc construit en Europe sous l’impulsion d’auteurs majeurs, avec la période des Lumières comme tournant idéologique. Il a fallu recréer un devoir de solidarité, un engagement sur la seule base d’une commune humanité. Auguste Comte par exemple militait au XIXème siècle pour une « religion de l’humanité ».[8] Le rôle social de la religion devait être réinventé. Si citer exhaustivement des auteurs se voudrait une entreprise sans fin, deux penseurs essentiels peuvent être invoqués pour comprendre un rapport critique à l’action missionnaire et conclure cet article ; Karl Marx et Jean-Paul Sartre. En effet, Marx n’a cessé de dénoncer l’appel aux religions comme remède à la misère sociale dans ses écrits. Ce qu’il dénommait communément « l’opium du peuple » était pour lui un frein à l’émancipation des classes laborieuses, servant de fait les intérêts des classes dominantes. Pour le philosophe allemand, la solution à la misère était inévitablement humaine, voulant réinsérer la question sociale dans le domaine du matérialisme. Là où les missionnaires et leurs doctrines voient un problème spirituel, l’auteur voyait un problème politique.[9] A sa suite, Jean-Paul Sartre proclama lui aussi une forme de responsabilité individuelle sur terre. L’existentialisme est un humanisme pour le philosophe français, la croyance que la clé réside dans l’action humaine, et non le salut. « L’existentialisme est un optimisme, une doctrine d’action » comme il l’affirma.[10] Ainsi, il en est certain, la lutte contre l’extrême pauvreté ne se fera pas sans un volontarisme politique renforcé.
[1] Jackley, A. (2017). What Christians are really doing in Haiti. CNN. [2] London, J. (1909). Martin Eden. [3] Cité par : Ziegler, J. (2005). L’empire de la honte. [4] Mayrargue, C. (2016). Cet évangélisme qui veut conquérir. Libération. [5] London, J. (1902). Quiconque nourrit un homme est son maître. [6] Lacey, M & I. Urbina. (2010). Missionaries Go to Haiti, Followed by Scrutiny. New York Times. [7] Ricoeur, P. (1990). Soi-même comme un autre. [8] Comte, A. (1851). Système de politique positive: ou, Traité de sociologie instituant la religion de l’humanité (Vol. 1). [9] Marx, K. (1844). Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. [10] Sartre, J. P. (1946). L’existentialisme est un humanisme.

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