Des obéissances en des temps démocratiques

L’histoire du XXIème siècle se fait un malin plaisir d’offrir matière à rouvrir des débats de société parfois centenaires, comme si l’aventure humaine était un éternel recommencement. L’exemple aujourd’hui traité part d’un séisme politique récent : le référendum sur l’indépendance de la Catalogne et ses enseignements sur le rapport à l’autorité en démocratie.
Face au refus du gouvernement central espagnol de négocier une éventuelle sécession, les indépendantistes tenants d’une ligne dure promettent expressément d’opposer la « désobéissance civile » à l’ordre légal et constitutionnel.[1] La démocratie aurait parlé, la voie du peuple primerait le droit positif espagnol, bien que les sécessionnistes soient minoritaires à l’échelle du pays. Seulement rétorqueront les plus légalistes, la démocratie n’est-ce pas justement ce système, « le pire à l’exception de tous les autres déjà essayés dans le passé »,[2] dans lequel la minorité se plie de bon gré à la volonté d’une majorité ? [3] Le besoin d’obéissance à l’ordre constitutionnel est fort dans ce mode de gouvernement, source de stabilité politique et de vie en société apaisée. En Etat de droit, la contestation a ses règles et surtout ses cadres. Tout un chacun se doit de respecter les convenances du « dialogue social » pour permettre un débat animé certes, mais désenflammé. Qui veut s’opposer vote, manifeste, fait grève ou parle à haute voix dans les médias réputés libres et indépendants,[4] mais il ne désobéit pas aux règles communes. La désobéissance n’aurait pas sa place en démocratie donc, qu’elle se pare d’une attrayante voilure « civile » ou non. La discussion pourrait s’arrêter là, l’évidence ne donne pas lieu à de vifs débats, « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ».[5] L’histoire politique et sociale abhorre la simplicité cependant. Qu’ils s’appellent Mouvement des Indignés, Occupy Wall Street ou encore Nuit Debout, ces groupes ou individus se réclament de figures historiques telles que Gandhi, Martin Luther King ou César Chavez et se font aujourd’hui comme hier les chantres d’une obéissance vigilante à l’ordre établi. Citoyens de démocraties dites modernes, l’expression réputée la plus parfaite de la souveraineté du peuple, ils n’en abandonnent pas pour autant leur droit de résistance face à des situations qu’ils estiment injustes voire oppressives. Qui sont alors ces « enfants gâtés » du libéralisme politique qui osent rompre l’euphorie démocratique en tentant par leurs actions de faire évoluer les lignes politiques, quitte parfois à bousculer un ordre social et légal établis ? Environnement, droits humains ou encore lutte contre les inégalités, les causes défendues sont nombreuses et poussent à s’interroger plus longuement sur cette idée finalement peu désuète : la désobéissance civile et sa place dans un Etat de droit démocratique.

Un long cheminement idéologique :

Pour penser la désobéissance comme moyen d’action politique, revenir de manière non exhaustive sur les archives du concept n’est pas une vaine entreprise. Ce qu’on nomme désobéissance civile en démocratie, c’est tout simplement l’idée de résistance face à l’oppression et la tyrannie en régime illibéral. Plonger dans l’histoire du rapport à l’obéissance, c’est alors se donner la chance de rencontrer un nombre sans fin de génies littéraires et politiques, véritables guides pour comprendre notre société contemporaine. Dès l’Antiquité, des penseurs majeurs s’interrogent sur la nécessité d’obéir à un pouvoir manifestement injuste ou illégitime. Cicéron par exemple justifie le meurtre de César par Brutus, réaction légitime face à la tyrannie du dictateur selon lui.[6] Le mot même « obéir » signifie en latin « percevoir par les sens », « percevoir par l’intelligence » ou encore « comprendre ».[7] L’obéissance suppose dès cette période, si ce n’est un assentiment, au moins une compréhension de ce qui est exigé des citoyens. Durant la Renaissance ensuite, un auteur hautement singulier questionne le rapport des individus au pouvoir arbitraire de son temps. Dans le court pamphlet Discours de la servitude volontaire, Etienne de la Boétie dénonce de fait le manque de réaction de ses concitoyens face au despotisme de la monarchie absolutiste. L’absence de résistance à l’oppression équivaudrait à une « servitude volontaire » face à un pouvoir injuste. De la Boétie énonce dès lors un véritable devoir de résistance face à l’intolérable, qui fondera en partie les théories postérieures sur la désobéissance en politique.[8] Thomas Hobbes, John Locke, Thomas Jefferson, Mirabeau et d’autres contribueront à sa suite à renforcer cette idée d’un droit de résister, attaché à chaque individu. Les théoriciens du contrat social en particulier affirment la possibilité de rompre le contrat tacite qui lie les individus aux détenteurs du pouvoir, si ces derniers exercent un pouvoir oppressif. Un ordre naturel précède les sociétés humaines, la nature par elle-même accorde des droits que les individus sont en mesure d’invoquer en tout temps. Le libéralisme politique nait alors de cette primauté accordée aux droits des individus, plus qu’au besoin de maintien de l’ordre social. L’ultime bouleversement se produit enfin avec la Seconde guerre mondiale, chamboulant tous les piliers idéologiques qui ont prévalu dans le passé. Les fascismes et totalitarismes des années 1930 ont démontré l’évidente absurdité d’une obéissance aveugle à un droit positif formel. Dès 1943, la philosophe française Simone Weil écrit que « l’obéissance est un besoin vital » dans une société politique, mais celle-ci ne doit jamais être « suspecte de servilité ». L’essentiel consentement initial à l’autorité ne doit pas en empêcher une permanente remise en question durant l’exercice du pouvoir. L’écrivaine qui a activement œuvré au sein de la Résistance française revendique un original devoir d’humilité face à l’œuvre de son propre pays, de sa propre nation. Ne pas sombrer dans un orgueil national béat qui ferait fi de toute idée de justice est essentiel selon elle. « Poser la patrie comme un absolu que le mal ne peut souiller est une absurdité éclatante ». Les citoyens doivent accepter d’être les gardes fous d’une volonté commune, qui ne peut avoir tous les droits pour la seule raison qu’elle est celle de la nation. « Quand on sent qu’on ne peut plus obéir, on désobéit » dit pragmatiquement Simone Weil, alors que les circonstances de l’époque sont une confirmation éclatante de son propos.[9] La période d’après-guerre marque l’apogée de l’idée de désobéissance face à la tyrannie. Sortant du cadre de l’utopie romantique dans lequel ses détracteurs souhaitaient précédemment l’assigner, l’idée d’un droit de résistance à l’oppression inaliénable est solidement affirmée au niveau international. Elle est officiellement reconnue en 1948 par la Déclaration universelle des droits de l’homme. La jeune Organisation des Nations Unies estime alors qu’il « est essentiel que les droits de l’homme soient protégés par un régime de droit pour que l’homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l’oppression ».[10] L’obéissance aveugle perd définitivement de sa noblesse. Dans son ouvrage hautement polémique Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal sorti en 1963, Hannah Arendt renverse le paradigme traditionnel et met en lumière que l’obéissance peut être criminelle, la désobéissance héroïque ; et non l’inverse.[11] La philosophe fait de la subordination stupide d’Adolf Eichmann la raison principale de ses crimes, plus qu’une mûre réflexion machiavélique. Rouage de la machine nazie, ce monstre d’obéissance en est devenu un monstre tout court, emporté dans un mouvement bureaucratique criminel.[12] Ainsi, née dans des circonstances politiques extrêmes, des systèmes oppressifs, monarchiques ou autoritaires, le droit de résistance à l’oppression semble promis à une retraite confortable avec le retour de régimes démocratiques dans l’Europe d’après-guerre. Il n’en est rien. Non abandonnée, la notion de désobéissance est au contraire réinventée pour s’insérer dans des cadres démocratiques contemporains : elle se pare alors des attributs de la « civilité ».

Les fondements d’un concept moderne :

La coutume est d’offrir la paternité de la désobéissance civile dans son sens moderne à un certain Henry David Thoreau. S’il n’en certainement a pas inventé le concept, cet auteur américain original en popularise le terme en 1849 dans un court ouvrage sobrement nommé La désobéissance civile. Thoreau refuse à l’époque de payer une taxe destinée à la guerre américaine contre le Mexique, estimant que sa conscience prévaut sur l’obligation nationale.[13] C’est surtout dans la deuxième moitié du XXème siècle cependant que la notion prend son sens actuel, sous l’impulsion de nombreux auteurs essentiellement libéraux. Dans son ouvrage Théorie de la justice, le philosophe américain John Rawls offre à tout un chacun les fondements permettant de comprendre l’idée baroque de désobéissance civile en démocratie. « Le devoir de civilité impose d’accepter les défauts des institutions. […] Ainsi, dans une situation presque juste du moins, il y a normalement un devoir (et, pour certains aussi, une obligation) d’obéir à des lois injustes à condition qu’elles ne dépassent pas un certain degré d’injustice ».[14] Les institutions démocratiques ont il est vrai des défauts, mais quelle serait l’intérêt de définir des cadres s’il était aisé et encouragé de les contourner. La nuance fondamentale apparaît tout de même dans la dernière phrase : les lois injustes ne doivent pas dépasser un « certain degré d’injustice ». Passer un certain stade, le devoir d’obéir deviendrait un droit de désobéir : la désobéissance civile émerge. L’une des définitions les plus claires de cette notion dans son sens actuel est alors énoncée par le philosophe allemand Jurgen Habermas. Pour lui, la désobéissance civile «inclut des actes illégaux, généralement dus à leurs auteurs collectifs, définis à la fois par leur caractère public et symbolique et par le fait d’avoir des principes, actes qui comportent en premier lieu des moyens de protestation non violents et qui appellent à la capacité de raisonner et au sens de la justice du peuple. »[15] Bien que non universellement reconnue, cette explication a le mérite de regrouper les éléments essentiels traditionnellement associés à ce mode d’action en démocratie. La désobéissance est intrinsèquement politique, le ou les individus s’affranchissent consciemment de l’ordre commun au nom de leur idéal de justice et de bien commun. Le but n’est aucunement de favoriser leurs intérêts personnels, mais « un principe supérieur à la simple légalité (égalité, justice, solidarité ou dignité) ».[16] Un évadé fiscal ne peut justifier l’illégalité de son action par une volonté de désobéissance civile, l’intérêt général faisant indubitablement défaut dans sa démarche. Cette idée de justice sociale est d’ailleurs tant un principe élémentaire de la notion que son talon d’Achille. Peu pourraient prétendre détenir une définition universelle du bien commun, admise par tous au sein de la société. Désobéir en démocratie, c’est donc affirmer ouvertement une individualité propre face au reste de la société.

Un nouvel « individualisme démocratique » :

L’idée de désobéissance civile est en effet avant toute chose reliée à l’individu, à sa conscience propre. Certains auteurs ont pu parler d’un « individualisme démocratique »,[17] qui serait celui de l’homme public au sens antique du terme, donc du citoyen inséré dans la vie politique de la cité. La sphère de l’individu privé, l’espace économique du consommateur pur, ne permettrait pas un militantisme politique efficace et conscient.[18] La démocratie est l’acceptation de la loi de la majorité, mais un membre de la communauté politique décide à un moment particulier d’affirmer son individualité face au groupe pour dénoncer une loi jugée injuste ou oppressive. Le désobéissant civil décide de s’écarter du sillon tracé pour lui par la société. En renonçant au mouvement de déresponsabilisation politique que peut entraîner l’institutionnalisation démocratique, il revendique alors une volonté de changement par et pour lui-même. « Si je ne suis pas moi, qui le sera à ma place ? » disait Henry David Thoreau pour justifier le bien-fondé de son action. « L’individualisme démocratique » n’implique tout de même pas nécessairement une œuvre solitaire. L’individualisme intériorisé peut être réaffirmé dans l’action collective. Des femmes et hommes ayant opéré le même cheminement idéologique décident d’opposer communément leur manière de penser à la doctrine majoritaire jugée inique.[19] Une forme de « main invisible » réinventée œuvre pour le bien politique commun, non la prospérité économique. Chaque individu agit selon ses propres motifs, mais ces derniers peuvent être partagés avec d’autres et faire naitre des communautés nouvelles. La volonté de perfectionnement de l’espace démocratique implique alors un devoir d’inclusivité, d’ouverture à l’ensemble des individus partageant des affinités idéologiques. Ainsi, si des dynamiques de groupe ne peuvent évidemment être éludées dans la formation de mouvements revendiquant une forme de désobéissance civile, celle-ci doit tout de même être pensée comme une œuvre de l’individu avant tout. Il veut être le maitre en dernier ressort du respect de sa propre personne, l’Etat ne peut régir la vie sociale que dans la mesure où il s’en montre digne.[20] C’est d’ailleurs sur ce point que portent la majorité des débats autour de l’idée de résistance dans les démocraties libérales.

Perfectionner, non détricoter :

La possibilité de désobéir civilement ne fait pas l’unanimité, loin s’en faut. Quiconque souhaite décrédibiliser les mouvements contestataires peut aisément agiter le drapeau rouge du désordre social. Cautionner la résistance, même dans une moindre mesure, serait ouvrir la voie au déclin, pire encore, à l’anarchie. Titiller les peurs primaires est un jeu à faible coût pour tout homme politique souhaitant aujourd’hui délégitimer ce mode d’action. Opposer désobéissance civile et démocratie, c’est cependant oublier que cette forme de gouvernement et le libéralisme politique dont nous bénéficions aujourd’hui sont le fruit d’une suite incessante de contestations durant les siècles passés. La citoyenneté ne peut s’exprimer sans une vigilante autocritique sur la société partagée, comme le rappelait Simone Weil.[21] L’idée revendiquée par ses partisans est celle d’un méliorisme, la croyance que les instruments démocratiques peuvent être améliorés. La désobéissance en démocratie n’est pas une volonté de renversement du système dans son ensemble. Le hasard de la naissance fait naître un citoyen dans une communauté politique particulière, il en accepte les principes mais peut ne pas cautionner l’ensemble de ses actions. Quand des militants pacifistes scandaient Not in our name aux Etats-Unis dans les années 2000 contre les interventions militaires extérieures, ils ne s’opposaient pas à la démocratie mais estimaient la défendre. L’exception ne peut jamais devenir la règle, le refus doit nécessairement rester ponctuel. Désobéissance n’est en rien synonyme de sédition, c’est d’ailleurs ce qui pose problème dans l’exemple catalan. L’individualisme démocratique n’est pas un anarchisme, encore moins un libertarianisme. L’objectif n’est jamais d’abolir, mais de reconstruire, ce qui différencie ces mouvements de groupes radicaux souhaitant rompre totalement avec l’ordre établi. La non-violence est l’un des traits essentiels de la définition de la désobéissance civile. Tout mouvement offensif ou violent sortirait du cadre de cette civilité affirmée. Celui qui s’affirme comme opprimé par des lois iniques doit rester dans le costume de la victime, ne pas enfiler celui de l’oppresseur. La volonté n’est donc pas la prise de pouvoir, mais la définition de limites à celui-ci par un appel à la conscience, à la justice sociale. Tout est toléré, jusqu’à l’intolérable. Les individus faisant le choix de la désobéissance civile reconnaissent d’ailleurs la nécessité de l’action juridique engagée contre eux. Plus encore, un procès doit devenir une tribune publique pour la cause défendue, la sanction éventuelle la preuve de l’injustice ou l’oppression. Le juge déterminera la gravité de l’action, pouvant apprécier la moralité revendiquée dans l’illégalité selon son propre système de valeurs. Tel Socrate en son temps, les individus reconnaitront eux la condamnation comme émanant de la volonté commune propre à la vie en démocratie. L’action est bien politique dans son sens premier, changer les consciences pour à terme changer la loi. Il reste désormais à observer la place de la désobéissance civile dans la société d’aujourd’hui.

La désobéissance civile au XXIème siècle :

« Indignez-vous » a scandé Stéphane Hessel en 2010. Non un appel à la révolte pure face à la tyrannie, c’était un appel à la vigilance citoyenne face aux injustices d’une démocratie toujours perfectible. L’écrivain français mettait en garde contre l’apathie politique, mal contemporain éloignant lentement les citoyens de la conscience politique.[22] La contestation politique est toujours dépendante des espaces d’expression offerts par les institutions démocratiques. La désobéissance civile prend immanquablement des contours nouveaux au XXIème siècle, bien que les fondements de la notion restent similaires. Alors que la viralité de l’information et des images est un processus inhérent à la société contemporaine, les formes d’actions politiques basées sur le symbole et le spectaculaire semblent aujourd’hui prédominer. Des organisations telles que Greenpeace, les Femen ou encore la Sea Shepherd Conservation Society défient ainsi la légalité pour alerter sur des situations qu’elles jugent injustes. Les causes varient, mais les modes de contestation convergent. Ces groupes refusent ouvertement les formes traditionnelles de participation politique, n’acceptant pas de s’insérer dans un jeu institutionnel rigide et parfois intimidant.[23]Ils souhaitent marquer les consciences à moindre coût, quitte à sortir du cadre pur de la désobéissance passive et s’exposer à la dénonciation d’une violence injustifiée. A côté de ces formes actives de militantisme, une autre forme de désobéissance civile est parfaitement adaptée aux réalités des sociétés démocratiques contemporaines : c’est celle des lanceurs d’alertes. Arguant d’un intérêt commun supérieur, ces individus ou groupes font de la divulgation d’informations non destinées à être publiées l’essence de leur action politique. L’illégalité est parfois effleurée, souvent pleinement assumée par ces militants. Pour eux, les injustices naissent de la méconnaissance, moins tangibles, plus diffuses mais tout aussi réelles. Faire connaitre pour alerter est donc particulièrement efficace dans des sociétés où les modes de participation politique sont particulièrement définis, encadrés et limités.[24] La place qu’un Etat de droit doit offrir à ces « objecteurs de conscience » contemporains fait ainsi l’objet de vifs débats. Les traitres des uns sont les héros des autres. Si des statuts juridiques particuliers naissent ici et là pour garantir la sécurité et le respect des droits fondamentaux de ces lanceurs d’alertes, ils excluent systématiquement les sujets les plus sensibles de la possibilité de divulgation. Ils auraient le droit de parler certes, essence de tout régime démocratique, mais certainement pas des sujets sensibles. Là est tout le problème. Ceux qui définissent les limites de la justice et de la légalité sont souvent ceux dénoncés comme oppresseurs, rarement ceux qui se dépeignent comme opprimés. L’économiste hongrois Karl Polanyi parlait d’un nécessaire « droit à la non-conformité » dans des sociétés modernes, donc la création de « sphères de liberté arbitraire » pour garantir une vie démocratique sereine et éviter tout despotisme.[25] Hannah Arendt plaidait elle pour la reconnaissance de la désobéissance civile comme un moyen d’action légitime, au même titre que ceux utilisés par les groupes d’intérêts ou lobbies. La prétention à exercer une influence politique est commune, bien que les groupes vantant une forme de désobéissance adressent leur message à la société plus qu’aux responsables politiques.[26] Encore une fois, l’évolution des consciences doit précéder la mutation du droit. Le risque d’une institutionnalisation de la contestation est encore que l’action perde de son éclat, donc de son efficacité. Créer un statut pour les lanceurs d’alertes et les acteurs de la désobéissance civile reviendrait finalement à déplacer la frontière du permis et du non permis, du légal et de l’illégal. Institutionnaliser une voie dissidente est un moyen efficace de lui donner la parole, tout en en diminuant la portée, délégitimant un peu plus les individus refusant de s’insérer dans le cadre défini. Les exemples marquants d’anciennes figures militantes rentrées dans le rang de l’institutionnalisme politique ne manquent pas : d’anciens activistes ou syndicalistes devenus de studieux députés européens, d’anciens champions de causes légitimes devenus d’obéissants ministres. Accepter de s’insérer dans l’espace politique traditionnel, c’est, il est vrai, se donner une chance de changer les choses de l’intérieur, mais le voyage est sans retour. Il est ensuite impossible de retourner à un militantisme hors des cadres définis.

Des questions, peu de réponses :

Les débats autour de la désobéissance civile restent ouverts, condamnés à demeurer de même tant que ce mode d’action sera envisagé par certains comme nécessaire. Acte politique qui en appelle à la justice, la moralité de ses motifs souhaite primer sur l’illégalité de ses moyens.[27] Dans une époque qui peut se targuer d’avoir inventé le « délit de solidarité », peu seront ceux déclamant sans douter que moralité et légalité sont de parfaits synonymes. Ces mouvements affirmant placer le bien commun comme boussole universelle se verront toujours rétorquer les mêmes affirmations ; des « estimez-vous heureux de ce que vous avez » aux « allez voir ailleurs ce qu’est une réelle oppression ». Le libéralisme politique n’est cependant pas un acquis immuable dans l’esprit de ces acteurs militants, plus une quête incessante de progrès. Ainsi, s’ils ne sont des enfants gâtés, ils sont très certainement d’éternels rêveurs.
[1] Libération. (2017). Catalogne: Puigdemont appelle à s’opposer pacifiquement à la mise sous tutelle. [2] Citation prononcée par Sir Winston Churchill à la Chambre des communes le 11 novembre 1947. [3] Ogien, A. (2015). La désobéissance civile peut-elle être un droit?. Droit et société, (3), 579-592. [4] Laugier, S. (2015). La désobéissance comme principe de la démocratie. Pouvoirs, (4), 43-54. [5] Voltaire. (1759). Candide ou l’Optimisme. [6] Cicéron. (- 44 av. JC). Traité des devoirs. [7] Etymologie Français latin grec Sanskrit. Etymologie de « obéir ». [8] De La Boétie, E. (1576). Discours de la servitude volontaire. [9] Weil, S. (2014). L’Enracinement: ou Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain. Flammarion. [10] Assemblée générale des Nations Unies. (1948). Déclaration universelle des droits de l’homme. [11] Faure, S. (2017). « C’est confortable d’obéir ». Libération. [12] Arendt, H. (1963). Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal. [13] Thoreau, H. D. (1849). La désobéissance civile. [14] Rawls, J. (1971). Théorie de la justice. [15] Ogien, A. Ibid. [16] Bedau, H. A. (1961). On civil disobedience. The Journal of Philosophy, 58(21), 653-665. [17] Laugier, S. Ibid. [18] Arendt, H. (1958). Condition de l’homme moderne. [19] Laugier, S. Ibid. [20] Desmons, É. (2015). Droit de résistance et histoire des idées. Pouvoirs, (4), 29-40. [21] Weil, S. Ibid. [22] Stéphane, H. (2010). Indignez-vous. [23] Tesquet, O & M. Abescat. (2015). Les “lanceurs d’alerte” inventent-ils une nouvelle forme de démocratie ?. Télérama. [24] Ibid. [25] Polanyi, K. (1944). La grande transformation. [26] Arendt, H. (1972). Du mensonge à la violence: essais de politique contemporaine. [27] Ogien, A. Ibid.

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