Chronique d’une catastrophe « non naturelle » en Haïti

Toujours prompt à relayer les catastrophes naturelles, l’analyse médiatique fait souvent défaut quand il s’agit de comprendre les causes plus profondes impactant la faible résilience d’Etats fragiles comme Haïti face aux aléas climatiques. Analyser les catastrophes beaucoup moins « naturelles » apparues dans la deuxième moitié du XXème siècle est alors hautement nécessaire.

« Paradis oublié » au cœur des Caraïbes voire « île maudite » comme aiment à le caricaturer un certain nombre de médias traditionnels, Haïti est aujourd’hui un Etat en pleine mutation sociale, politique et économique. Alors que la force militaire des Nations Unies présente dans le pays depuis 2004 (sous le nom de MINUSTAH) est en instance de départ, le pays est le théâtre de nombreux troubles politiques opposant partisans et détracteurs du nouveau budget présenté par le président Jovenel Moïse.[1]

Quand il s’agit d’évoquer le pays, l’angle médiatique contemporain tend à concentrer son attention sur les catastrophes naturelles qui ont affecté l’île depuis des décennies dans les pays développés. Haïti résonne communément comme une destination humanitaire, victime récurrente d’une malchance environnementale et d’une misère inéluctable ; un paradis pour ONG en tout genre.

Les récents cyclones Irma et Maria dans les Caraïbes ont il est vrai ravivé la crainte de destructions massives auprès de la population, alors que le tremblement de terre sans précédent de 2010 et l’ouragan Matthew de 2016 sont toujours des marqueurs importants dans la mémoire collective nationale. Dès lors, s’il est indéniable que les catastrophes environnementales ont régulièrement sévèrement endommagé le système productif du pays, notamment agricole, envisager la question du seul point de vue climatique occulte de fait un pan entier des causes qui ont influé sur la faible résilience des structures locales.

Dans les mots de Jean Ziegler, ancien rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à l’alimentation et sociologue suisse, des catastrophes beaucoup moins « naturelles » ont durablement impacté la société haïtienne dans les précédentes décennies.[2] Cet article s’intéresse directement à la question de l’agriculture dans cet Etat classé au 163ème rang mondial concernant son Indice de développement humain (IDH)[3], donc à la sécurité alimentaire par voie de conséquence.

A rebours de certains poncifs médiatiques, l’objectif principal est de tenter de déconstruire en partie cette idée de fatalité environnementale pesant sur cet Etat d’environ 10 millions d’habitants en mettant en lumière d’autres facteurs déterminants. Aussi riche que méconnue, l’histoire contemporaine de l’île est alors un exemple emblématique de gouvernance économique internationale défaillante, mêlant néocolonialisme et idéologie économique rigide.

L’histoire d’une libéralisation économique :

Pour comprendre la situation agricole haïtienne au XXIème siècle, un rapide retour en arrière est nécessaire. En 1986, après quatre ans d’agitations politiques intenses fortement réprimées par les forces loyales au pouvoir en place, le président Jean-Claude « Baby Doc » Duvalier est renversé. Celui qui avait succédé à son père François « Papa Doc » Duvalier à la tête du pays en 1971 fuit vers la France, marquant la fin d’une dictature familiale sévère de plus de 30 ans en Haïti, responsable d’environ 30 000 victimes selon certaines estimations.[4]

Exilé mais non ruiné, Duvalier emporte dans sa fuite une somme d’argent considérable (il aurait détourné entre 300 à 800 millions de dollars durant ses années au pouvoir selon l’ONG Transparency International[5]), laissant le pays sans ressources pour entamer une transition démocratique à marche forcée. Dès lors, le nouveau pouvoir haïtien accepte une aide financière importante de la part du Fonds monétaire international (FMI), non sans conditions. Comme souvent dans le cas de programmes d’ajustements structurels « négociés » avec les pays en développement, Haïti doit accepter une libéralisation soudaine de son marché intérieur, en particulier agricole, donc une ouverture forte au commerce international.

Les Haïtiens deviennent libres de toute oppression politique, mais « la liberté ne peut s’exercer que par des hommes à l’abri du besoin » dans les mots de Louis Antoine de Saint-Just.[6] La « domination» exercée par les Duvalier et ses proches fait rapidement place à une « dépendance économique » de l’Etat haïtien vis-à-vis des institutions financières internationales, le FMI et ses prêts d’ajustements structurels en tête, et des Etats-Unis dans un second temps, devenus presque instantanément un partenaire commercial de premier ordre.

La libéralisation du système commercial haïtien continue durant les années 1990 et 2000. En 1995, le FMI et le gouvernement haïtien signent un accord abaissant une nouvelle fois les droits de douanes concernant les importations sur l’île. En 1996 ensuite, Haïti adhère à l’Organisation mondial du commerce (OMC) et devient le pays « le plus ouvert de l’hémisphère occidental ». Le pays s’engage dans des réformes allant à l’encontre de ses intérêts commerciaux directs.[7]

La ruine de l’agriculture haïtienne :

Réalité moins relayée que les tremblements de terre et les ouragans, l’impact néfaste de cette gouvernance internationale sur le système agricole haïtien ne doit pas être négligé. La faible résilience des structures locales face aux catastrophes naturelles ne peut être pensée sans prendre en compte ce mouvement de dérégulation soudain opéré au crépuscule de l’ère Duvaliériste. Les programmes successifs de libéralisation impulsés par les institutions financières internationales ont entraîné un abaissement des droits de douane globaux de 50% environ au milieu des années 1980 à environ 3% aujourd’hui en Haïti.

Denrée de base de l’alimentation haïtienne, le riz n’a pas fait exception à la volonté de libéralisation initiée par le FMI puis l’OMC. Les droits de douane sur ce produit ont suivi un mouvement analogue, chutant à environ 3% dès les années 1990.

Conséquence brusque et inéluctable, en quelques années, Haïti a vu arriver sur son marché local un riz bon marché de bonne qualité, produit en quantités massives aux Etats-Unis, et surtout fortement subventionné par l’Etat américain. Les agriculteurs haïtiens ne pouvaient rivaliser. Les infrastructures nationales à la sortie du Duvaliérisme ne permettaient pas d’obtenir des rendements similaires, les producteurs n’avaient pas accès aux mêmes types d’intrants et ressources techniques, tandis que l’Etat central n’était pas en mesure de subventionner la riziculture locale. La répercussion logique fut la ruine du système agricole en quelques années seulement.

Libéraliser le pays devait le faire entrer dans la modernité, cela en a accéléré la ruine. Les chiffres sont hautement significatifs. Alors que la production nationale haïtienne correspondait pleinement à ses besoins au début des années 1980, la libéralisation de l’économie a été trop soudaine pour permettre au système productif national de s’adapter à la concurrence étrangère.

En 2012, pas moins de 80% des 450 000 tonnes métriques de riz consommé en Haïti était importé dans le pays selon la Coordination Nationale de la Sécurité Alimentaire (CNSA). Les Etats-Unis ont été le premier bénéficiaire de l’effondrement de la production rizicole haïtienne durant les deux dernières décennies. Sur la période de juillet 2015 à janvier 2016, les importations en provenance du pays représentaient 78% des importations totales de riz sur le territoire haïtien.[8] Vendues bien moins chères que la récolte locale sur les marchés, les denrées étrangères sont devenues la seule alternative envisageable pour les foyers les plus modestes du pays.

Les lourdes conséquences sur la population locale :

La détérioration du système productif agricole haïtien a eu des conséquences sociales et démographiques graves. Anciennement auto-suffisant au niveau alimentaire, Haïti fait aujourd’hui face à une forte insécurité alimentaire dans certaines régions rurales. La prévalence de celle-ci est évaluée à 38% au niveau national, tandis que 20% des habitants sont considérés comme en situation de consommation alimentaire pauvre/limite acceptable.[9]

Autre conséquence forte et directe de l’effondrement du système agricole : un exode rural massif et incontrôlé. De 1985 à 2015, la population haïtienne est passée de 5 millions à plus de 10 millions de personnes selon l’Institut Haïtien de Statistique et d’Informatique (IHSI). La population de Port-au-Prince, capitale et principal centre urbain du pays, aurait quasiment triplé dans le même temps, atteignant 2 618 894 d’habitants en 2015 toujours selon l’IHSI.[10]

Pour le journaliste de The Guardian Jeremy Seabrook, « les villes sont devenues des camps de réfugiés pour les expulsés de la vie rurale ».[11] Au-delà des risques physiques liés à un aménagement urbain opéré de manière anarchique en cas de catastrophes naturelles majeures, l’exode rural non planifié n’est pas sans conséquences sociales. Beaucoup de néo-urbains n’ont pas pu s’intégrer au marché du travail et à l’économie formelle dans la capitale haïtienne. Une criminalité en forte augmentation dans les années récentes entraine une ségrégation sociale croissante à Port-au-Prince. Les bidonvilles ne cessent de croitre, tandis que les classes moyennes et supérieures opèrent un mouvement de mise à distance de la pauvreté en élevant des barrières symboliques et physiques toujours plus hautes.

La professeure d’architecture américaine Nan Ellin avait mis en lumière cette tendance à la ghettoïsation dans les agglomérations contemporaines. La ville du XXIème a peu à peu perdu son caractère initial de refuge, prenant la forme d’un lieu de danger et d’instabilité.[12] Le cas haïtien est dès lors emblématique, tant la détérioration du système productif agricole a eu un impact direct sur la stabilité sociale de la capitale du pays. Port-au-Prince a en particulier été le théâtre « d’émeutes de la faim » meurtrières en 2008, après la hausse rapide et incontrôlée du prix des denrées alimentaires en Haïti.[13]

La rigidité d’un modèle idéologique généralisé :

Servant trop souvent un pharisaïsme peu explicatif dans le traitement médiatique contemporain concernant Haïti, le constat alarmant précédemment réalisé doit au contraire pousser à la réflexion pour comprendre l’échec d’un modèle qui de fait n’avait pas été pensé pour le cas haïtien de manière spécifique. La question agricole en Haïti semble être un exemple concret de l’imposition d’un remède théorique générique à un espace socio-politique comportant ses caractéristiques propres.

Haïti a fait l’expérience de la théorie dite des « trois I » régulièrement mise en avant par Esther Duflo, économiste de la pauvreté française et professeure au Massachusetts Institute of Technology (MIT). « Idéologie », « ignorance » et « inaction » ont souvent été un frein important aux politiques de réduction de la pauvreté, réduisant la diversité des situations à la simplicité d’un remède économique unique.[14] Si le FMI a fait de la libéralisation économique via l’abaissement des tarifs douaniers l’alpha et l’oméga de son modèle de pensée, il est indéniable que la transformation a été trop brusque, trop rapide en Haïti, et ce pour des raisons évidentes de compétitivité.

Souhaitant expliquer l’avènement du marché autorégulé comme une entité indépendante de la société humaine en Europe au cours du XIXème siècle, l’économiste hongrois Karl Polanyi a tenté de démontrer que les conséquences économiques d’une conversion à l’économie libérale et au commerce international dépendent en grande partie de sa progressivité. Dans son ouvrage majeure La grande transformation, l’auteur énonce que : « Souvent le rythme du changement n’a pas moins d’importance que sa direction. » L’imposition d’un modèle par le haut de manière instantanée entraine de fait un échec ou un rejet mécanique.[15]

Polanyi insistait sur la nécessité pour les autorités politiques de modérer le changement pour en permettre la réussite : « Ce rôle [de l’Etat] consiste souvent à modifier le rythme du changement, en l’accélérant ou en le ralentissant, selon les cas. » Là réside alors le problème centrale du cas haïtien. La décision politique de libéraliser les marchés agricoles a été prise non pas par les autorités nationales souveraines, mais par les institutions financières internationales via la conditionnalité des prêts accordés à l’Etat.

La solution à la question de la pauvreté est envisagée par une forme de bureaucratie internationale, qui a fait de l’expertise un mode de légitimation fort de son action, alors même que ses décisions ont des implications fortes dans des Etats souverains. Un hiatus important semble s’être instauré entre la mise en place de politiques publiques décidées dans des espaces internationaux (organisations et conférences internationales) et leur application concrète dans des terreaux socio-économiques variables.

Cette bureaucratie déterritorialisée, « gouvernement de l’anonymat » ou « gouvernement de personne » dans les mots de la politologue et philosophe américaine Hannah Arendt, tente de naturaliser et d’essentialiser certaines valeurs et principes d’action.[16] La libéralisation des marchés intérieurs serait nécessaire pour intégrer le commerce international et permettre un développement économique continu.

Si Marx parlait de mystification d’une certaine idéologie économique, Karl Polanyi, encore lui, a tenté de montrer la genèse de l’idée de marchés autorégulés. Tous deux ont par leurs écrits voulu dénoncer la tendance à envisager le libéralisme comme une idéologie inhérente à la nature humaine, disqualifiant naturellement tout autre système de pensée économique. Le marché autorégulé est ainsi une construction socio-historique, contrairement à la phraséologie souvent mise en avant par les institutions financières internationales.[17]

Le FMI et l’OMC ont ainsi naturalisé des opinions en en faisant des faits, sous couvert d’une légitimité attachée à leur expertise et à une prétendue « neutralité axiologique » dans la lutte contre la pauvreté. La tentative de dépolitisation des questions de développement, qui se retrouve dans l’activité de nombreuses organisations internationales, permet d’évacuer toute potentialité conflictuelle au sein du débat. Des politiques publiques sont dès lors envisagées lors de conférences internationales, négligeant la légitimité démocratique devenue secondaire dans cette forme de gouvernance internationale.

Un constat aujourd’hui partagé :

Le cas haïtien montre donc que le traitement médiatique peut occulter une réalité moins débattue. Loin de vouloir dénier l’impact des catastrophes naturelles sur les structures économiques d’un pays comme Haïti, il est essentiel de prendre en compte la multi-causalité du retard de développement pour comprendre que la faible résilience face aux circonstances climatiques propres à la région Caraïbe est également la conséquence d’une gouvernance internationale rigide.

L’idée de libéralisme économique et de marchés auto-régulés est hautement idéologique, chacun peut avancer ses arguments en fonction de son système de valeur propre. Il est cependant indéniable que la rapidité de leur transposition dans les structures internes haïtiennes a entrainé une catastrophe agricole et humaine, toujours en cours. Ironie de l’histoire, Bill Clinton a reconnu en 2010 avoir contribué à l’effondrement du système productif agricole haïtien durant les années 1990 du fait de la subvention aux agriculteurs américains, affirmant : « Je dois vivre chaque jour avec les conséquences du fait qu’Haïti ait perdu la capacité de produire du riz pour nourrir [sa] population, à cause de ce que j’ai fait. »[18]

Ainsi, à côté des catastrophes naturelles, il semble en exister d’autres.


[1] Libération. (2017). Fin de la mission de l’ONU en Haïti toujours en proie aux tensions.

[2] Abadie, R. (2010). Haïti. Jean Ziegler, «Les plans du FMI ont été meurtriers». L’Humanité.

[3] PNUD. (2016). Rapport sur le développement humain 2016.

[4] Ceïbe, C. (2016). Le 7 février 1986. Les Haïtiens se libèrent de la dictature, pas encore de la dépendance. L’Humanité.

[5] Le Point. (2011). L’ex-dictateur haïtien Duvalier en France, 25 ans d’exil et de mystères.

[6] Cité par : Ziegler, J. (2005). L’empire de la honte (p. p173). Paris: Fayard.

[7] Noël, P. (2016). L’accession d’Haïti à l’OMC en 1996 et la destruction de la structure économique 20 ans après. Le Nouvelliste.

[8] Ministère de l’agriculture, des ressources naturelles et du développement rural. (2016). Situation de la filière riz 2014-2015.

[9] CNSA. (2012). Etude sur les causes de l’insécurité alimentaire.

[10] IHSI. (2015). Population totale, population de 18 ans et plus ménages et densités estimés en 2015.

[11] Seabrook, J. (2004). Powder keg in the slums. The Guardian, 1.

[12] Ellin, N. (2003). Fear and city building. Hedgehog Review, 5(3), 43-61.

[13] Caroit, J. (2008) Haïti : les « émeutes de la faim » gagnent les rues de Port-au-Prince. Le Monde.

[14] Banerjee, A. V., & Duflo, E. (2012). Repenser la pauvreté.

[15] Polanyi, K. (1944). La grande transformation.

[16] Arendt, H. (1963). Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal.

[17] Polanyi, K. Ibid.

[18] IRIN News. (2010) Vers un possible changement de politique d’aide américaine.